Mohamed Benchicou en Algérie, Tewfik Benbrik en Tunisie, Ali Lmrabet au Maroc. C'est l'Union du Maghreb Impertinent. Trois noms qui font pendant à eux seuls, avec la seule force de leur talent et le courage de leurs idées, à un certain Maghreb officiel, liberticide et répressif. Ali Lmrabet, lui, a été condamné le 12 avril dernier à une interdiction d'écriture de dix ans. C'est la peine la plus terrible qui puisse frapper une plume libre. Directeur de deux journaux satiriques marocains, “Demain Magazine” et “Doumane”, désormais suspendus, Ali Lmrabet est sans doute le journaliste le plus irrévérencieux du royaume chérifien. Nous l'avons rencontré dernièrement en Espagne. Interview. Liberté : Un journal marocain, Maroc Hebdo pour être exact, s'interrogeait récemment : “Faut-il pendre Ali Lmrabet ?” Que pourriez-vous lui répondre ? Ali Lmrabet : Maroc Hebdo peut dire ce qu'il veut. Maintenant est-ce qu'il faut pendre Ali Lmrabet ? Cela prouve une chose, c'est que le Maroc se trouve vraiment au Moyen-âge. Moi, je ne suis qu'un journaliste qui veut s'exprimer librement, qui veut exprimer uniquement des opinions. Je ne m'exprime pas avec une mitraillette ni avec un tank. Moi, je m'exprime avec un stylo. Je n'insulte personne, je ne diffame personne. J'exprime des opinions, je rajoute de l'humour et puis voilà. Je pense que ce qu'ils veulent pendre, c'est le succès des journaux de Ali Lmrabet. Vous êtes un personnage emblématique de la lutte pour la liberté d'expression au Maroc. Vous incarnez cet esprit quelque peu romantique de défenseur des libertés. Comment vivez-vous un tel statut ? Moi, je ne fais qu'utiliser un droit que m'a accordé la Constitution. C'est le droit à la libre expression. Je ne veux pas être repris, récupéré ou acheté. Et quand on n'est ni récupéré ni acheté, on vous dit : mais vous êtes un fou ! D'ailleurs, notre ministre de l'Information, Nabil Benabdallah, avait dit qu'il y avait un dossier psychiatrique sur moi. Il faut rappeler que ce ministre est, entre guillemets, un ex-communiste du Parti du progrès et du socialisme, le seul parti communiste de la planète qui soit monarchiste. On n'a jamais vu ça ! Leur ancien secrétaire général avait deux portraits : l'un de Hassan II, l'autre de Marx. Voilà. Ça résume tout. Moi, je suis un homme libre et je pense que beaucoup de gens au Maroc habitués à la servilité ne savent pas ce que c'est. Vous avez été condamné à quatre ans de prison pour outrage au roi, peine ramenée à trois ans… Et j'ai passé sept mois et demi en prison… À présent, vous êtes interdit d'écriture. Dans quel état d'esprit êtes-vous avec toute cette pression ? J'ai été condamné à dix ans d'interdiction d'écriture par un juge corrompu et servile, un juge aux ordres du ministre de la Justice que nous, au Maroc, on appelle le ministre de l'“Injustice”. Zaâma un socialiste ! Le jugement a été rendu le 12 avril dernier. Et je suis non seulement condamné à dix ans d'interdiction d'écriture, de plus, je dois payer une amende de 4 500 euros, plus la publication de la sentence durant vingt-et-un jours dans un quotidien arabophone. En faisant les comptes, j'ai trouvé que je dois débourser dans les 80 000 euros. C'est vraiment de la rigolade. Cela prouve que le Maroc, c'est une république, non, c'est une monarchie bananière. L'interdiction d'écriture n'est pas le fait d'un tribunal. C'est une décision du Palais royal. C'est la vérité. C'est le roi qui a pris la décision de fermer mes journaux et de me faire taire. Mais je ne vais pas me laisser faire. Je vais utiliser la loi internationale. Vous songez à fonder une publication à l'étranger ? Non, je vais fonder mon journal au Maroc. Le pays n'appartient pas au chef des services secrets, ni au ministre de l'Intérieur ni au ministre de la Justice, ni pas même au roi. Ce pays appartient à tous. Il est grand temps que ce monsieur qui se prétend commandeur des croyants, que ce ministre de l'Intérieur, que ce ministre de la Justice comprennent une bonne fois pour toutes que ce pays nous appartient à tous et que nous n'allons pas y renoncer. La question sahraouie est le talon d'Achille des relations algéro-marocaines. Quel regard portez-vous sur cette affaire ? Je n'ai pas une vision spéciale. Moi, contrairement à d'autres, je n'ai pas changé d'avis. Je n'ai pas changé de chemise. Je ne dis pas on va faire le référendum, et, demain, on ne va pas le faire. Hassan II disait, on va faire un référendum d'autodétermination, son fils arrive et dit : pas de référendum d'autodétermination. Moi, je ne suis pas un mouton de Panurge. Je soutiens l'idée d'un Sahara intégré dans un Maroc démocratique, un Maroc où toutes les cultures et tous les peuples – parce qu'il y a des peuples – doivent cohabiter. Dans un Maroc qui respecte leurs droits et qui respecte leur culture. Mais on a un problème parce qu'il y a 100 000 ou 160 000 Sahraouis, je ne sais pas exactement, qui se trouvent dans les camps de réfugiés et qui réclament un référendum d'autodétermination. Pour moi, c'est aux Sahraouis et uniquement aux Sahraouis de dire clairement ce qu'ils veulent. S'ils veulent être Marocains, marhba ! S'ils veulent être citoyens d'une république je ne sais pas quoi, Allah ihanihoum ya khouya ! Moi, je suis un démocrate et je respecte le choix des Sahraouis même si ça ne me plaît pas. D'ailleurs, je trouve que Mohamed Abdelaziz n'est pas un démocrate. Ça, c'est une réalité. Encore moins le roi de mon pays. Mais il y a une autre réalité qui est là, c'est que Mohamed Abdelaziz représente une grande partie de son peuple. Vous pensez que les relations algéro-marocaines vont tout le temps rester aussi envenimées et pâtir indéfiniment de cette affaire ? Je pense que l'Algérie a de tout temps essayé d'embêter le Maroc. Ça, c'est une vérité. Je parle bien sûr de l'Algérie officielle. Les gens, eux, ont beaucoup de respect et d'estime pour les Marocains. Selon vous, le Maghreb des peuples est une réalité ? Absolument. Si un jour nos deux peuples arrivent à se mettre d'accord en se passant de leurs dirigeants respectifs, les choses iront très bien. Maintenant, vu que nous sommes deux pays qui se ressemblent beaucoup, il y aura toujours une adversité entre eux. Mais j'aimerais bien que cette adversité soit une adversité intellectuelle, culturelle qu'une adversité agressive comme celle que l'on voit aujourd'hui. Un commentaire sur les récentes manifestations d'El-Ayoun qui ont été réprimées et dont Rabat a imputé la responsabilité à l'Espagne et l'Algérie ? Mais c'est une vieille méthode dictatoriale que de chercher des ennemis extérieurs. Le Maroc a un sérieux problème avec le Sahara Occidental. Et je crois qu'il est vraiment temps qu'on se mette autour d'une table, avec Mohamed Abdelaziz ou avec d'autres représentants. Il y a peut-être des gens qui représentent une frange, qui est peut-être minoritaire, une frange de Sahraouis qui se veulent marocains. Quoi qu'il en soit, il faut discuter pour essayer de savoir ce qu'on va faire. Qui sont les victimes ? Ce sont les réfugiés sahraouis, et moi, je le dis et je le répète : ce sont des réfugiés et non des séquestrés ,comme le dit la propagande officielle marocaine. Et qu'ils aillent me faire un procès ! La deuxième victime, c'est le peuple marocain qui paye le prix fort, économique, de ce conflit depuis trente ans. La troisième victime, c'est l'UMA, l'Union du Maghreb arabe, qui n'arrive pas à s'organiser. Un débat sur l'amnistie générale a actuellement cours en Algérie. Au Maroc, vous avez la commission “Equité et réconciliation”. Pourriez-vous nous dire quelques mots à propos de cette expérience ? Les membres de cette commission ont tous été cooptés par le roi et son entourage. C'est pour donner une image d'un Maroc qui est en train de tourner la page de ses années de plomb. Mais c'est uniquement sur papier. Et quand on cherche bien, on découvre : première chose, ils ont interdit à tous les témoins de donner les noms de leurs tortionnaires. Si ces tortionnaires n'étaient plus en service, je comprendrais. On ne va pas faire dans la chasse aux sorcières. Or, beaucoup parmi ces gens-là sont encore en activité et continuent à torturer. Ils torturent des islamistes, des citoyens, tout ça. Deuxième chose, ils disent : nous allons examiner [les affaires survenues] sous le règne de Hassan II, soit jusqu'en 1999. Comme si, de 1999 à ce jour, le Maroc vivait dans une authentique démocratie alors que beaucoup de crimes, beaucoup d'atteintes aux libertés et aux droits de l'Homme sont commises sous le règne de Mohammed VI. Chaque jour, on assiste à des atteintes graves aux droits de l'Homme. En témoigne ce qui s'est passé à El-Ayoun. Les gens ont été tabassés, attaqués chez eux, uniquement pour avoir manifesté et exprimé leur opinion. Je ne suis pas d'accord avec les manifestants mais ils ont parfaitement le droit de dire : nous voulons un Sahara indépendant. Le Maroc a été toujours comme ça : il y a la façade qu'on peint et qu'on astique. Et quand on entre à l'intérieur de l'édifice, c'est pourri. Mohamed Benchicou vient de boucler une année de prison. Vous, vous avez fait sept mois et demi de prison. Que vous inspire l'incarcération de Benchicou ? Je l'ai souvent dit – et je ne trouve pas très sympathique de la part des confrères algériens qu'on n'ait pas repris mes propos —, je soutiens inconditionnellement Mohamed Benchicou. Le fait qu'un journaliste soit jeté en prison pour avoir écrit un article ou pour une inimitié personnelle, je trouve cela insupportable. Qu'on libère d'abord Mohamed Benchicou, après, qu'on lui reproche ce qu'on veut. Moi, je trouve hypocrite que les confrères algériens disent : “Mohamed Benchicou oui, mais…” ; “Il faut le libérer, oui, mais…” Je trouve minables tous ces gens qui disent : “C'est un scandale, mais…” Ça devrait être une question de principe. Le “mais”, il faut le laisser à plus tard. Quand Mohamed Benchicou sera libre et qu'il pourra se défendre, là, on pourra dire “mais”. Moi, je le dis et je le répète : je soutiens inconditionnellement Mohamed Benchicou ! Ali Lmrabet au Maroc, Mohamed Benchicou en Algérie, Tewfik Benbrik en Tunisie. Qu'évoque pour vous ce Maghreb des proscrits ? Je pense que beaucoup plus que le Maghreb des proscrits, c'est le Maghreb des dictatures. Que ce soit des dictatures républicaines ou des dictatures monarchiques. Ce qui est scandaleux, c'est que ces régimes qui nous oppriment son appuyés et soutenus par l'Occident démocratique. L'emprisonnement des journalistes tend visiblement à devenir une habitude de la part de nos régimes, que ce soit en Algérie, au Maroc ou en Tunisie… C'est parce que nous avons des régimes qui ne savent pas ce qu'est la liberté d'expression. Moi, je peux comprendre que certains dirigeants soient fâchés par des expressions, des mots qui parfois dérangent. Mais c'est le prix à payer. Si vous êtes un responsable politique, vous devez accepter d'être critiqué, même sévèrement. C'est ça être un démocrate. Comment vivez-vous aujourd'hui au Maroc ? Ecoutez, moi, je vis dans le plus beau pays du monde. Dès que j'arrive, l'ordinateur central du ministère de l'Intérieur fait “bip !”. Je me retrouve en face de gens moustachus, cravatés, à la mine sévère, qui m'attendent et qui me suivent. Il suffit que j'aille acheter le journal pour que, immédiatement, on aille interroger le buraliste : “Qu'est-ce qu'il vous a dit sur le Maroc ?”, etc. Sinon, j'ai quelques procès pour diffamation pour avoir déclaré que les réfugiés sahraouis sont des réfugiés selon l'ONU, et selon des documents officiels signés par le Maroc. Etant interdit d'écriture dans votre pays, collaborez-vous à des journaux étrangers ? Je travaille, en effet, pour des journaux étrangers. Je collabore principalement pour le journal espagnol El Mundo. Heureusement que j'ai le droit de signer ailleurs qu'au Maroc. On croit savoir que vous préparez un livre où vous raconteriez votre “séjour carcéral”… Oui, effectivement, et j'espère pouvoir le vendre en Algérie. Il s'intitule : Sept mois et demi dans la prison de Sidna. Car, tout le monde sait que moi, j'ai été envoyé en taule par le fameux “Sidna”. Mais je ne vais pas pleurer sur mon sort. Je vais parler de ce que j'ai vécu en taule avec beaucoup d'humour. Et je ne vais pas parler que de mon cas. Vous comptez le sortir quand ? J'ai signé un contrat avec un éditeur espagnol, qui attend désespérément mon manuscrit depuis six mois. Le livre devrait sortir en même temps à Paris mais je ne voudrais pas divulguer le nom de l'éditeur. Un conseiller royal est déjà allé en France pour essayer de dissuader certains éditeurs de publier mon livre. C'est vous dire... Pensez-vous que la presse algérienne a réellement une liberté de ton ? Je pense que vous avez plus de chance d'avoir demain la presse la plus libre du Maghreb. Mais pas avec Mohamed Benchicou en prison et tous ces procès à droite et à gauche. M. B.