La crise de l'hiver ukrainien, fin 2005, lorsque Moscou avait décidé de revoir les prix du gaz vendu à son voisin (il devrait atteindre les 230 dollars pour 1000 mètres cubes du carburant), avait choqué l'Europe. C'est que le Vieux continent dépend, en matière gazière, de trois fournisseurs : la Russie, l'Algérie et la Norvège. Le Qatar arrive en quatrième position. Face à cette situation de dépendance, l'Union européenne (UE) a mis en route «un plan d'action pour l'énergie» qui, accessoirement, prend en charge «la lutte contre le réchauffement climatique». Que prévoit ce plan ? «L'Europe doit agir maintenant en réunissant ses forces pour fournir une énergie durable, sûre et concurrentielle. Ce choix serait pour l'Union européenne un retour aux sources. En 1952 avec le traité du charbon et de l'acier, et en 1957 avec le traité Euratom, les Etats membres fondateurs ont reconnu la nécessité d'une approche commune à l'égard de l'énergie», est-il souligné. Comme si l'UE revenait en arrière ! Il n'y aurait eu, probablement, aucun souci si la Russie était membre de l'Union européenne. A Bruxelles, on ne parle que de la nécessité «d'une action communautaire». Sans cela, les objectifs de la stratégie de Lisbonne relatifs à la croissance économique ne seront jamais atteints. «Il convient d'élaborer des projets pour acheminer du gaz depuis d'autres régions, mettre en place de nouvelles plateformes gazières en Europe centrale et dans les pays Baltes, mieux exploiter les possibilités de stockage stratégique et faciliter la construction de nouveaux terminaux de gaz naturel», est-il préconisé dans le plan de Bruxelles. Sauf que les choix ne sont pas variés. Le passage par Moscou et Alger est obligatoire. D'où le recours aux négociations, aux concessions et à… la diplomatie. Après avoir montré Gazprom, le géant gazier russe, comme un monstre qui va avaler l'Europe occidentale, les médias ont changé de tactique pour mieux comprendre la situation et éviter de remonter par petites ficelles le rideau de fer. Il est clair que la Russie de Vladimir Poutine veut marquer sa présence dans l'espace post-soviétique ou de ce que Moscou appelle «l'étranger proche». Elle en a les moyens. La révolution orange de Kiev a été un facteur déclenchant. Puis, il y a eu la crise de l'automne 2006 avec la Géorgie qui a abouti à une rupture des liaisons aériennes avec le grand voisin. Tout a démarré d'une vraie-fausse affaire d'espions russes. Tbilissi, pour beaucoup de diplomates, entend récupérer deux régions, l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie, désormais dans le giron russe. Presque 90% des Ossètes du Sud ont reçu un passeport de Moscou. Cela ne laisse pas de marbre l'ex-rival américain inquiet par le «réveil» fracassant de l'empire de l'Est. Dick Cheney, vice-président américain, de passage en Lituanie, a eu des mots durs à l'égard de la Russie. Ce chef de file des néoconservateurs qui entourent le président Bush a accusé le pays de Poutine de «restreindre les droits de l'homme de manière abusive et déplacée et d'utiliser l'arme du pétrole et du gaz. Il n'y a pas de cause légitime qui puisse justifier l'utilisation du gaz et du pétrole comme instrument de manipulation et de chantage». Jamais depuis la «fin officielle» de la guerre froide, un responsable américain n'a eu ce genre de langage. Si le patron du Kremlin a ignoré cette attaque, Viktor Ozerov, président du comité défense du Conseil de la Fédération, a eu une réponse qui ramasse tout : «La Russie a cessé de gober les conseils des Etats-Unis, désormais elle pose un regard pragmatique sur l'échiquier international et le processus en question est une réaction à la nouvelle politique extérieure appliquée par la Russie.» Le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a, cité par l'agence RIA Novosti, déclaré que Moscou ne cédera à aucune provocation. «La présence de forces extérieures s'est considérablement accrue ces dernières années dans l'espace de la Communauté des Etats indépendants (CEI). Certains cherchent à imposer à la Russie dans cette zone une certaine rivalité, sinon une confrontation au sens propre du mot. La Russie applique une politique transparente, elle ne voit aucun fondement à d'éventuels soupçons à l'égard de la politique dans l'espace postsoviétique», a-t-il affirmé. Moscou considère comme une «menace» le projet américain de déployer des missiles intercepteurs en Pologne et un radar en République tchèque. Washington, qui qualifie ce bouclier de défensif, précise que son but est de «contrer» une éventuelle menace iranienne. Sauf que la Pologne est plus proche de Moscou que de Téhéran. L'armée américaine a également procédé en Ukraine à des exercices militaires conjointement avec des troupes d'autres pays dont l'Algérie. Le fourneau et le gâteau Et le petit train continue d'avancer… La semaine écoulée, Noursoultan Nazarbaïev, président kazakhstanais, a, cité par l'agence RIA Novosti, annoncé que plusieurs pays de l'espace postsoviétique sont prêts à créer «une Union économique eurasiatique», à l'image de l'Union européenne. Moscou a effacé une partie des dettes de la Moldavie et de l'Arménie. Elle a renouvelé le même geste avec l'Algérie. Alger qui a établi un mémorandum d'entente en matière énergétique et qui a signé un contrat d'achat d'armement de plus de 7 milliards de dollars. Gazprom et Sonatrach ont convenu de développer des projets dans le domaine de la prospection, de la production et de la commercialisation du gaz naturel liquéfié (GNL) ainsi que la réalisation de gazoducs. L'UE a vite réagi craignant la création d'un «cartel» entre les deux gros fournisseurs du continent. L'Italie a estimé, dans une lettre au commissaire européen à l'Energie, Andris Piebalgs, que la transaction entre Sonatrach et Gazprom influe, à long terme, sur les prix. Les deux compagnies n'ont pas caché leur volonté d'entrer directement dans le marché européen et vendre le produit au consommateur final ( a vente au client final permettra à Gazprom de recevoir non pas 290 dollars pour mille m3, mais 500 dollars pour le même volume). Perspective que Bruxelles craint au plus au haut point puisque la dépendance sera presque insurmontable à moins de refroidir le fourneau de la ménagère ! Sonatrach, à titre d'exemple, entend vendre du gaz sur le marché espagnol à prix raisonnable. La raison a été expliquée par Chakib Khelil, ministre de l'Energie et des Mines, dans un entretien au journal espagnol Expansion, par le non-recours aux intermédiaires. Alger a décidé de réviser à la hausse le prix du gaz acheminé à travers le gazoduc GME avec son client Gas Natural. Si Madrid a qualifié la décision de commerciale, Alger la perçoit autrement. Même si cela n'est pas dit publiquement, il semble bien que l'Algérie est déterminé à mettre dans la balance son poids énergétique pour discuter ou persuader des partenaires sur de grands dossiers internationaux. Bruxelles a du mal à convaincre Alger à apprivoiser la nouvelle politique de bon voisinage porteuse de conditionnalités qui ont irrité les responsables algériens. Et Alger, dans un langage qui ressemble à la menace, a précisé qu'en matière de fourniture gazière, le pays est incontournable. Ce n'est donc pas par hasard qu'Alger a connu, ces derniers mois, un va-et-vient diplomatique intense. Andris Piebalgs, Romano Prodi, président du Conseil italien, et Jose-Louis Zapatero, chef du gouvernement espagnol, Frank-Walter Steinmeier, ministre allemand des Affaires étrangères sont, tous venus, parler énergie et obtenir des assurances. Encouragé par l'appui de Gazprom, Sonatrach veut aller plus loin et élargir ses activités. Pourquoi ? «Parce que Sonatrach participe déjà dans le terminal de Isle of Grain, dans le Royaume-Uni, dans le Terminal de regazéification de Reganosa (Galice), dans l'usine pétrochimique de Tarragone (Catalogne), en partenariat avec la compagnie allemande BASF, et dans le terminal français de Montoir», a indiqué Chakib Khelil à Expansion. Sonatrach et Gazprom sont à l'aise puisque liés par des contrats de longue durée. Elles peuvent imposer la marche à suivre. Les Européens, selon une analyse de Jean-Pierre Séréni publiée dans Le Monde Diplomatique, font pression sur la Russie pour ouvrir aux opérateurs étrangers le réseau de gazoducs et d'oléoducs des républiques asiatiques dont le Turkménistan. Le but est de permettre au gaz de passer en Europe occidentale sans «le péage» russe. C'est du moins le rêve des stratèges de Bruxelles. Mais voilà que l'OPEP du gaz apparaît comme un projet réalisable. Proche des milieux des affaires, le quotidien moscovite Kommersant a annoncé qu'une organisation des grands exportateurs de gaz (plus de 70% du marché mondial) sera fondée début avril à Doha au Qatar. Selon le journal, le désir d'une telle organisation a été exprimé par la Russie, l'Iran, le Qatar, le Venezuela et l'Algérie. «L'apparition d'une structure énergétique aussi puissante sera certainement accueillie négativement par les Etats-Unis et l'UE», a averti le quotidien. Depuis des mois, Bruxelles et un peu moins Washington, font des pressions, à tous les niveaux, pour empêcher qu'un tel projet se concrétise. C'était compter sans la détermination du président vénézuélien Hugo Chavez, ennemi public numéro un du président Bush, du président iranien Mahmoud Ahmadinejad, autre mal aimé de Washington, et Vladimir Poutine. Le président Abdelaziz Bouteflika a, lui, estimé qu'il ne fallait pas rejeter l'idée de l'Opep du gaz, même si son ministre de l'Energie est contre. l'ayatollah Khamenei a été le premier à avoir appelé à créer un cartel gazier. Idée fortement défendue à Moscou par, notamment, Valeri Iazev, président du comité énergétique de la Douma (Parlement russe). L'Alliance atlantique Nord (OTAN), créée à l'origine pour contrer le danger soviétique, se met en avant pour tirer la sonnette d'alarme. Entre Moscou et le QG de l'OTAN un froid s'est installé. Résultat : des exercices militaires de l'Alliance prévus, de longe date, en territoire russe sont reportés sine die. L'OPEP du gaz est un instrument de négociation ou de pression (parfois psychologique) qui arrange les affaires des pays producteurs : l'Iran, sous haute surveillance à cause du dossier nucléaire, le Venezuela, qui suscite la méfiance en raison des politiques de nationalisation, la Russie, qui entend tirer profit au maximum des éventuels accords de partenariat avec l'UE et avec l'OTAN, l'Algérie, qui cherche à capitaliser au maximum ses relations avec l'Europe son principal partenaire et à renforcer sa position au Maghreb et en Méditerranée, et le Qatar, décidé à s'imposer au Moyen-Orient comme une place économique et financière devant ses rivaux saoudien et émirati. On comprend donc mieux pourquoi l'Europe a mis en branle une véritable machine pour convaincre les opinions de la nécessité «d'économiser» l'énergie et de développer, par tous les moyens, les énergies renouvelables.