–Sous votre direction un Dictionnaire de l'histoire de la colonisation vient d'être publié par les éditions Larousse. Pourquoi un tel ouvrage ? – Le temps est venu de faire un point sur les grands débats de l'histoire de la colonisation qui s'étendent sur un demi-siècle, de présenter les acquis, d'insister sur les nouvelles orientations. – Cet ouvrage répond-il aux débats controversés qui ont traversé la société française classe politique, intellectuels, société civile pendant des moissuite au vote de la loi du 23 février 2005 ? – Pour moi et pour beaucoup d'auteurs, ce dictionnaire est une suite à notre lutte contre la loi du 23 février 2005, qui voulait imposer l'enseignement du rôle «positif» de la colonisation. Il reste de cette loi d'ailleurs un article très inquiétant pour la recherche, puisqu'il prévoit la création d'une fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie. Fondation inquiétante, d'autant plus que depuis un an un rapport sur sa mise en application a été rédigé pour le ministère des Anciens combattants, mais n'a pas été rendu public. Nous avons tout lieu de craindre le parti pris d'un ministre qui traite les historiens critiquant sa loi de «pseudo-historiens» et celui d'un lobby des nostalgiques de l'Algérie française. A n'en pas douter, si la droite l'emporte aux présidentielles, cette fondation sera mise en place. Si l'on ajoute que c'est la mairie de Marseille qui a le contrôle du Mémorial de la France d'outre-mer, deux lieux de mémoire importants mettront en cause la liberté de la recherche. C'est aussi nos relations avec les chercheurs d'Algérie et des pays anciennement colonisés qui seraient mises en question par l'application de la loi. – A qui s'adresse le Dictionnaire de l'histoire de la colonisation ? – Une des réponses à ces dangers est l'élaboration d'un ouvrage respectant toutes les règles scientifiques et déontologiques des études historiques, ouvrage destiné à un large public. Le livre concerne bien sûr les enseignants auxquels il fournira des moyens pour préparer leurs cours, mais aussi à un public de militants associatifs préoccupés par le passé colonial et son héritage. Nous avons aussi tenu à associer des chercheurs étrangers, africains et asiatiques ainsi que des Dom-Tom (comme on dit), car le livre devrait aussi concerner les pays indépendants qui éprouvent un grand besoin d'histoire. De manière plus générale, tous ceux qui cherchent à comprendre certains aspects du monde actuel pourront trouver des repères. – Avec plusieurs historiens vous vous êtes élevés contre la proposition de Nicolas Sarkozy de créer un ministère de «l'Identité nationale et de l'Immigration (appel publié par Libération le 13 mars). Qu'est-ce qui vous choque dans cette proposition ? Que comporte-t-elle de nouveau ? – Ce qui est inacceptable, c'est le lien fait entre une crise de l'identité nationale et l'immigration présentée comme une menace. Cette attitude revient de manière classique lors de chaque grande crise de la société française où «l'étrange étranger» (juif, Italien ou Polonais, Arabe ou musulman…) devient le bouc émissaire, cause de tous nos malheurs. On en arrive aujourd'hui à voir à la télévision des chasses au faciès au sortir des écoles maternelles pour arrêter des clandestins. Cela nous rappelle les pires moments du passé colonial ou de Vichy. La pétition sur ce point est une réponse importante. Elle a un grand succès et il faut la faire connaître à l'étranger. Elle continue à circuler et à recueillir des signatures et les intellectuels étrangers sont les bienvenus dans cette campagne. Ce qui est nouveau (et grotesque mais inquiétant) est de lier dans un même ministère les problèmes de l'identité nationale et une réalité qui a constitué la France depuis un siècle, l'entrée des étrangers qui représentent aujourd'hui un bon tiers de la population française. Le concept d'identité nationale fait débat. Des notions, telles que le patriotisme, la patrie, l'exaltation de la Marseillaise, la cohésion nationale sont développées par les différents candidats à l'élection présidentielle. Comment analysez-vous ce débat ? Il y a un réel problème de l'identité nationale par la conjugaison d'un ensemble de facteurs auxquels aucune réponse n'a pu être apportée jusqu'ici : ce qu'on appelle la mondialisation économique, la constitution de grands réseaux capitalistes transnationaux, les transformations du marché du travail à l'échelle de la planète, un chômage structurel sans précédent dans certains pays, et dans tout cela les immigrés —comme on dit— n'ont rien à voir. De manière plus profonde, une culture mondiale dominante, imposée par la prépondérance américaine, détruit les anciens repères identitaires. Il suffit de regarder les programmes des chaînes de télévision pour le comprendre. Face à toutes ces transformations, c'est une révolution culturelle qui serait nécessaire, mais une majorité d'intellectuels médiatiques ont choisi de présenter les migrations, le Tiers Monde comme le danger principal. Une majorité aussi de la classe politique se situe dans la même logique. – Pourquoi la reconnaissance du passé colonial et la repentance divisent-elles tant la classe politique et la société françaises ? – C'est une question complexe à laquelle le dictionnaire essaie de répondre. En quelques mots, il faut rappeler que «la plus grande France» s'écroule sous le coup de deux défaites contre les Vietnamiens et les Algériens, avec l'humiliation de Suez qui suit la défaite de 1940 et la Collaboration. La France a vécu entre 1940 et 1962, 22 ans de guerre où elle a perdu son statut de grande puissance mondiale. Sur tout cela, l'histoire officielle a menti ou gardé le silence pendant très longtemps (sur le génocide antisémite et la complicité de Vichy, sur les crimes coloniaux…), et les minorités impliquées ont réagi en affirmant leurs mémoires. Les juifs ont imposé la reconnaissance de la responsabilité française dans les persécutions et le génocide, et ce modèle a été repris par toutes les autres populations se considérant comme victimes. C'est le cas pour les pieds-noirs qui réclamaient repentance de la part de l'Etat français, c'est le cas pour les enfants d'immigrés qui ont lutté pour la reconnaissance des crimes du 17 octobre 1961, des descendants d'esclaves, mais aussi du contingent. Il y a donc des guerres de mémoires qui entraînent une spirale ascendante des revendications. Dans un meeting à Toulon, Nicolas Sarkozy a fustigé «les professionnels de la repentance» en déclarant : «On doit désapprouver la colonisation et le système injuste, mais il ne faut pas confondre le système et les hommes.» Dans Mon combat pour la France (un des deux volumes de recueils de ses discours et déclarations publiés par les éditions Odile Jacob), le président Chirac exclut toute «idée de repentance» : «Cette notion, je la récuse absolument, car nul ne peut être rendu comptable des actes commis par ses aïeux. Mais nous devons comprendre et reconnaître les erreurs passées, pour ne pas les répéter. Le parti socialiste y est favorable, Jack Lang l'a affirmé à Alger.» Il est indispensable, comme l'ont déclaré 12 personnalités anticolonialistes dont des historiens comme Madeleine Rebérioux et Pierre Vidal-Naquet, Germaine Tillion, Alban Liechti (qui a refusé de combattre en Algérie)… que l'Etat français reconnaisse la réalité des crimes dus à la colonisation. A mon sens, le meilleur texte politique concernant ce problème colonial est le préambule des accords de Nouméa qui a débloqué la situation en Nouvelle-Calédonie. – La commémoration du 19 mars 1962, —date de la signature des accords d'Evian et du cessez-le-feu en Algérie— est passée sous silence en France, n'étant pas reconnue par la France officielle. On reste dans l'occultation et l'effacement de faits historiques marquants ? – En effet, la date retenue est absolument ridicule puisqu'elle ne correspond à aucun fait réel. Certains groupes de pression défendent le 19 mars (en particulier la FNACA, association majoritaire du contingent), d'autres la refusent (associations de rapatriés et de harkis) parce qu'elles considèrent qu'elles ont été victimes des suites du 19 mars. On paye toujours le gâchis politique de la guerre d'Algérie : il a fallu attendre 1999 pour qu'une loi utilise le terme guerre d'Algérie, auparavant «guerre sans nom». – Instrumentalisée, l'histoire n'est-elle pas en train d'échapper aux historiens et autres chercheurs en sciences sociales ? – Oui, c'est un danger réel, et le dictionnaire, justement, est une des réponses, car il rappelle que la vérité sur le passé est indispensable et possible. Il s'adresse directement aussi aux jeunes qui sont entrés dans le monde créé par leurs pères, et qui ont le leur à construire. Un de nos espoirs est que ce dictionnaire soit suivi, par exemple, d'un manuel franco-algérien. L'idée fait son chemin. – Comment baliser le champ de la recherche des interférences politiques ? – Il n'y a pas de muraille de Chine protégeant notre corporation. Certains historiens choisissent de s'enfermer dans une tour d'ivoire au dessus de la société. C'est impossible, l'histoire est une science de la société, elle est dans la société. Nous devons prendre nos distances par rapport aux tentatives d'instrumentalisation, de simplification mais aussi apporter des réponses à des besoins. Sans les avancées du mouvement ouvrier aux XIXe et XXe siècles et l'influence qu'elles ont eues sur les intellectuel, sans les luttes des femmes et des immigrés qui ont influencé les historiens, il n'y aurait pas eu autant de progrès des études historiques. Une des raisons de combattre pour la liberté de l'histoire, c'est l'arrivée de jeunes chercheurs d'origine métropolitaine ou descendants d'immigrés de la colonisation : ils prendront la suite en posant leurs questions et ils n'auront pas la même dépendance que notre génération qui a vécu les décolonisations. Ils n'auront pas le même regard ni d'un côté ni de l'autre de la Méditerranée.