Jusqu'alors disséminé dans des recueils épuisés et d'autres constamment réédités en livres de poche ou en anthologies personnelles, l'œuvre poétique est enfin disponible dans son intégralité et dans son ordre chronologique initial dans deux forts volumes(*). On y retrouve aussi des écrits peu connus, de nombreux inédits, des textes théoriques sur la poésie et, plus inattendu et surprenant, des traductions du russe, de l'italien et de l'anglais. Préfacée par Jean Ristat, le dernier compagnon et exécuteur testamentaire de l'écrivain, cette belle édition critique est due à un autre spécialiste, Olivier Barbarant. Elle est à fêter car elle donne à lire à profusion un genre de prédilection où Aragon a excellé, inventé, découvert. Sans complaisance ni hagiographie, elle nous autorise à présenter l'itinéraire sinueux d'un poète dont l'unité d'inspiration — fort inégale mais véritable «mouvement perpétuel» — et la diversité de l'invention se confondent avec l'histoire de la littérature française du XXe siècle. On sait qu'Aragon a entamé la poésie par le dadaïsme pour devenir ensuite une figure de proue du surréalisme avant de rompre bruyamment avec André Breton, chef de file de ce mouvement, en 1932. De cette première période, les jeux et rébus textuels ne sont guère désopilants de nos jours. S'il y a encore quelques roses (Le Paysan de Paris, 1926), beaucoup d'épines demeurent. La seconde phase d'Aragon coïncide avec son adhésion au Parti communiste français en 1927. Avec un «réalisme socialiste» auquel il consacrera un essai (1935), il chante le stalinisme (Hourra l'Oural, 1934), restant fidèle à «‘‘son'' parti, ‘‘son'' maître et ‘‘sa'' mémoire» en épousant ses crises et convulsions jusqu'au Printemps de Prague (1968). La remise en cause latente du communisme soviétique depuis 1956 (déstalinisation, insurrection en Hongrie et intervention de l'URSS) deviendra péremptoire après l'invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968, qualifiée par le poète de «Biafra de l'esprit», une formule vite célèbre et tant pastichée depuis. Cette démarcation vaut à l'hebdomadaire Les Lettres françaises qu'il dirige depuis 1953 une suspension des abonnements soviétiques, entraînant la disparition de la publication en 1972. Si Aragon a été maître et sans exemple dans ses deux premières périodes, il va profondément métamorphoser son art lorsque la France sera sous occupation allemande. C'est ainsi que voulant mettre la poésie à la portée de tous — vieux rêve occidental — il renouvelle savamment l'alexandrin et la rime, renouant avec d'illustres aînés parmi lesquels Victor Hugo à qui il rendra doublement hommage (Avez-vous lu Victor Hugo ?, anthologie commentée et Victor Hugo, poète réaliste, essai, tous deux datant de 1952). Sous le pseudonyme de François La Colère (tout un programme !), il entre en résistance avec Le Crève-cœur (1941) tout en sonnant La Diane française (1945). Le temps ne semble pas avoir de prise pour cet amour éperdu de la patrie meurtrie confondue avec celui de la femme tant aimée, Elsa Triolet, elle-même femme de lettres. De cette poésie concrète et généreuse, son poids de chair est si rigoureux qu'il évoque parfois une prière. Le temps d'apprendre à vivre, il est déjà trop tard, enseigne, par exemple, une vérité peu consolante sur l'inutilité de la souffrance humaine. Après la libération, Aragon poursuit sa veine intimiste pour Elsa, pourvoyeuse de tous les rêves, devenant ainsi le «damné d'amour» d'une femme, à l'exemple de Pétrarque qu'il célèbre dans un recueil (Cinq sonnets de Pétrarque, 1945). D'une imagination créatrice toujours nouvelle, le poète aborde à nos yeux une quatrième période en imposant prodigieusement une diversité de formes et de mètres nouveaux (jusqu'à 20 pieds). De l'autobiographique Roman inachevé (1956) à l'autofiction des Adieux (1982), Aragon fait prévaloir avec virtuosité une exploration de soi de plus en plus dubitative, mêlée parfois étroitement aux sourds échos de l'Histoire, sans oublier le regard ascendant pour ses autres pairs (Les Poètes, 1960 et Elégie à Pablo Neruda, 1966), appelés à témoin, captivant leur essence et leur vérité. Le Fou d'Elsa (1963) valorise ces deux parcours indissociables, d'autant qu'il y a lieu de souligner que c'est la première fois, depuis les troubadours, qu'un poète français s'approprie et exploite un thème et une prosodie arabes. Ayant consulté plus de 200 ouvrages sur la culture arabo-musulmane d'Andalousie, y compris des traductions de cette aire, Aragon expérimente de nouveau en adaptant le vers souple arabe (notamment en ses formes typiquement andalouses que sont le zejal et le mouwachah) à l'orthodoxie de la métrique française. Il crée ainsi des formes morphologiques (intégration de mots arabes, replacement du verbe et de l'adjectif) et des unités rythmiques (hémistiches irréguliers, associations phoniques et lexicales) tout à fait novatrices. Avec une force d'entraînement du vers ou de la phrase, le poète reconstitue, voire transfigure tellement la sensibilité musulmane, que l'on est au point de croire à une traduction directe de la langue arabe. Le Fou d'Elsa se veut un long «poème impie» mêlant vers et prose, légende dorée occidentale et histoire islamique, spiritualité et littérature occidentale (Saint Jean de la Croix, Châteaubriant, Goethe, Hugo, Garcia Lorca) avec la sagesse et les belles-lettres arabes (Ibn Rochd, Al Halladj, Al Maâri), stimulant au-dedans une véritable correspondance-convergence des cultures d'Occident et d'Orient dont les aires géopolitiques se sont affrontées au dehors à travers moult doctrines politiques et religieuses. Il narre l'histoire d'un personnage fictif, Keis, un poète fou, frère jumeau de Medjnoûn Leylâ et alter ego d'Aragon, chantant dans les rues de Grenade une femme aimée de l'avenir, Elsa. Poursuivi pour idolâtrie, il sera emprisonné, battu puis libéré pour aller se réfugier dans la montagne chez les Gitans et y mourir, dans cette Andalousie qui bascule en cette année 1492, de la veille de l'effondrement du royaume de Boabdil (janvier) au jour du triomphe de l'Inquisition et du départ des voiles de Christophe Colomb vers le Nouveau Monde (septembre). Certains ont remarqué une dimension politique de cette somme poétique écrite pendant la guerre d'Algérie, à un moment historique où le PCF découvre l'authentique culture algérienne (numéro 112 spécial de la revue La Nouvelle Critique, de janvier 1960, «saluant avec respect le peuple algérien»). Cependant, Aragon ne fut pas un anticolonialiste notoire comme la plupart des intellectuels de gauche de sa génération, ne signant pas, par exemple, le fameux Manifeste des 121 (1961) sur l'insoumission, à l'instar d'autres intellectuels communistes, tel le linguiste Georges Mounin, pour ne citer qu'un (ndrl : lire encadré ci-joint). A sa décharge, il convient de noter qu'il s'est employé à recevoir et à encourager des écrivains algériens comme Kateb Yacine, Malek Haddad et surtout Mohamed Dib pour qui il préfaça et facilita la publication de son premier recueil, Ombre gardienne (1961). Ces auteurs et bien d'autres n'ont pas à rougir de leur influence du lyrisme autant épique que militant d'Aragon qui leur a appris «la vaste pensée de la Patrie», comme lui écrivit un jour Jean Sénac. Leurs entretiens, textes et ouvrages furent, en outre, toujours accueillis avec sympathie par Les Lettres françaises, notamment par le biais d'Aragon lui-même ou du critique attitré en poésie, René Lacôte. Notons l'exception de Mouloud Feraoun, toujours jugé pessimiste et manquant d'engagement politique, sauf pour son Journal, à qui la publication a fait amende honorable en lui réservant un numéro entier après son assassinat. Quant au rayonnement d'Aragon aujourd'hui en terre arabe, il est grand seulement parmi les écrivains arabes du Moyen-Orient. Par ailleurs, en dehors de l'amour de la femme et de ses effets pervers bien connus (la jalousie, le désespoir de l'homme amoureux), d'autres fils directeurs entrelacés ont été dégagés du Fou d'Elsa, tels la patrie trahie, le malheur des vaincus, une méditation sur le temps, une réflexion sur le particulier et l'universel où les valeurs culturelles sont supérieures aux religieuses, une théorie esthétique autour du réel et du fictif. Sait-on que cette œuvre magistrale a été enseignée pour la première fois par Jamel-Eddine Bencheikh à l'université d'Alger juste après l'indépendance, bien avant qu'elle fasse l'objet de critiques cultes, du marxiste Charles Haroche (1966) à l'arabisant Jacques Berque (1973), suivi d'un florilège de travaux universitaires dont celui de l'écrivain Rabah Belamri (1971), un des pionniers. C'est là un hommage non démérité à Aragon, un écrivain inclassable, hors mesure, irréductiblement singulier, qui reste pour nous — et on ne le dira jamais assez — essentiellement un poète, le lucide Medjnoûn d'Elsa. (*) Louis Aragon, œuvres poétiques complètes, tomes 1 et 2, Paris, Gallimard (coll. Bibliothèque de la Pléiade), avril 2007