L'avion-cargo L-100-30 portant la marque d'immatriculation 7T-VHG avait décollé de l'aéroport Houari Boumediène d'Alger le 13 août 2006, avec à son bord trois membres d'équipage, Taïb Bedrina, Mohamed Abdou et Kadid Mustapha, tous tragiquement décédés lors du violent impact de l'Hercule sur un terrain vague, au nord de l'Italie. L'avion devait charger une cargaison une fois arrivé à destination, à l'aéroport de Frankfurt (Allemagne), et effectuer un vol commercial régulier assuré sur cette ligne par plusieurs rotations hebdomadaires. Arrivé dans le ciel du nord de l'Italie, fouetté par le mauvais temps, l'avion-cargo connut ses premières difficultés de navigation. Le C130 Hercule se trouvait alors à son altitude de croisière, 25 000 pieds, avec le pilote automatique en marche. Soudain, de son poste de commande, le pilote a vu l'avertisseur lumineux signalant une anomalie dans le fonctionnement du pilote automatique (A/P Fail) s'allumer, révèlent les enquêteurs avec qui nous avons pu nous entretenir au siège de l'Agence nationale pour la sécurité des vols (ANSV), qui se trouve à la périphérie de Rome. Comme le prévoient les procédures de navigation conventionnelle, le système du pilotage automatique a été désenclenché après 12 secondes. Une fraction de minute à peine, exactement 73 secondes depuis l'apparition de l'alarme A/P Fail, l'appareil a perdu le contrôle directionnel et longitudinal et a commencé à perdre de l'altitude, avant de se précipiter dans une chute incontrôlée à partir de 4100 m, juste au moment où les techniciens de la tour de contrôle de Milan ont définitivement perdu tout contact avec le pilote qui venait de signaler la perte de puissance à un moteur. L'interrogation à laquelle les investigateurs doivent répondre n'est pas tant celle relative à la cause de l'avarie du PA, car les spécialistes de l'électronique aéronautique affirment que la panne du système de pilotage automatique n'est pas si rare que cela, mais plutôt pourquoi les pilotes n'ont pas pu redresser l'avion en manipulant eux mêmes les commandes ? Car les instructeurs de la navigation aérienne enseignent aux élèves pilotes durant leur formation à ne jamais considérer le pilote automatique comme un troisième pilote, mais juste une assistance rassurante à la navigation et leur recommandent d'être constamment prêts à reprendre la situation en mains, après avoir annoncé la phrase rituelle «pilote automatique off». L'avion était intact en touchant le sol Les enquêteurs, extrêmement prudents, refusent de corroborer ou d'infirmer la version de certains témoins qui affirment avoir vu des flammes sortir du quadrimoteur, qui reste parmi les prototypes les plus vendus (2200 exemplaires) et en circulation dans 50 pays depuis son lancement au début des années cinquante par un constructeur américain. L'équipe technique de l'Ansv, si elle n'a écarté aucune piste, ne donne cependant aucun crédit aux reconstructions jugées «fantaisistes» de la presse locale, qui les jours suivant l'accident avait recueilli des témoignages de certains Placentins qui avaient affirmé avoir vu des flammes sortir du fuselage de l'avion avant le crash. Pour les experts, il s'agit de faire parler les boîtes noires et envisager tous les scénarios probables. De la défaillance subite de l'automatisme du pilotage, à une série de dysfonctionnements des quatre moteurs et autres composants mécaniques, à l'erreur de pilotage, à qui se sont probablement ajoutés de malheureux aléas (mauvais temps…). Tout est passé au peigne fin par les ingénieurs de la cellule scientifique. Le fait que les deux pilotes étaient connus parmi leurs collègues pour être de chevronnés navigants n'influence pas le jugement des enquêteurs qui ne donnent foi qu'aux enregistrements sonores dans le cockpit et aux rares indices collectés sur le site de l'accident. La délégation algérienne dépêchée par le ministère des Transports, qui se rendra à Rome au mois d'octobre prochain pour prendre part à une réunion technique de la commission d'enquête, a dû fournir aussi bien le carnet de bord de l'appareil que les dossiers médicaux et professionnels des pilotes, qui devront attester des derniers contrôles médicaux subis par les membres de l'équipage, le nombre d'heures de vol comptabilisées durant la période précédant l'accident ainsi que les stages de formation et de perfectionnement récemment effectués. Concernant l'état de l'avion-cargo qui s'est écrasé, les enquêteurs veulent établir la fréquence des contrôles de maintenance à terre, les modalités de la révision générale et la nature des dernières réparations effectuées sur les moteurs. Nos interlocuteurs nous avouent d'ailleurs que le constructeur américain Lockheed, lui-même représenté dans la commission d'enquête par le National Transportation Safety Board, est très concerné par ces investigations, car il est dans son intérêt de s'assurer de l'absence d'un défaut de fabrication qui aurait pu provoquer la panne du PA ou d'autres anomalies responsables de la perte de contrôle. Dans le cas contraire, sa responsabilité civile et pénale est engagée, et à lui incombera l'indemnisation des familles des victimes. Par ailleurs, dans ce genre d'enquête, il va sans dire que l'opérateur (Air Algérie) est appelé à démontrer que les conditions de maintenance, d'entretien et d'exploitation de l'avion répondaient aux normes internationales de la navigation sûre et que les pilotes n'étaient soumis à aucun stress dus à des vols trop rapprochés, qu'ils étaient parfaitement aptes à diriger ce genre d'avion-cargo et qu'ils se trouvaient dans des conditions physiques et psychiques optimales avant d'en prendre les commandes. Alors que le syndicat du personnel navigant a pour rôle de défendre les qualités et les compétences des pilotes pour prouver qu'il ne pouvait y avoir d'erreur humaine. Les responsables de l'agence nous expliquent que c'est dans l'ordre des choses et que toutes les hypothèses ont été affrontées par leurs techniciens du département des études et des recherches. Mais les indices les plus fiables restent ceux contenus dans les boîtes noires et ceux fournis par les deux tours de contrôle, celle de Milan et celle de Zurich, ainsi que par les radars de l'armée de l'air italienne. Une chose est sûre, l'avion n'a pas explosé au vol, ni a été détruit par le feu, car sur les photos en possession de l'Agenzia Nazionale per la Sicurezza del Volo, qu'on a visualisées sur place, on aperçoit nettement l'impact comme un moulage qui laisse deviner les lignes bien tracées du fuselage, du nez et des ailes, laissées par l'avion à son contact violent avec le terrain vacant vers lequel le pilote l'a vraisemblablement dirigé avant le crash, évitant de peu (quelques centaines de mètres) de provoquer un massacre parmi les habitants du quartier périphérique de Besurica. Le dernier geste d'un pilote qui se savait condamné et dont le courage a été salué par les autorités locales de la ville de Piacenza. Une caméra de vidéo-surveillance d'une station-essence qui se trouvait sur la trajectoire de l'avion a permis aux investigateurs d'établir que l'appareil avait fait une déviation d'un angle de 45 à 50 degrés et volait à une vitesse entre 850 et 900 km/h avant l'instant fatidique. Seuls les enregistrements révéleront les causes probables Le FDR (Fly Data Recorder) modèle 109D, produit dans les années soixante, qui git sur une table du laboratoire du département des études et des recherches de l'Ansv, irrite presque par son silence froid, comme le métal dont il est couvert. Son aspect étrangement plissé — la boîte noire a été réduite en une espèce d'accordéon — témoigne de la violence de l'impact qui a vu l'appareil heurter le sol. Et dire que les investigateurs accourus sur le site du crash n'avaient pas daigné au début le classer comme une pièce maîtresse à analyser dans le cadre de l'enquête. Sa couleur jaune les avait trompés, nous racontent-ils, car toutes les boîtes noires des avions sont désormais de couleur orange. Faisant partie de la première génération des FDR du Lockheed L130, ce modèle obsolète devait être substitué à partir du 1er janvier 1995. Car le 109D n'enregistre pas plus de 7 paramètres de vol alors que les nouveaux exemplaires arrivent à en emmagasiner plus de 700 (altitude, vitesse, température des différents compartiments du moteur…). Sa bande métallique qui se déroule entre 2 bobines se couvre de l'inscription d'un stylo graveur à raison de 15 centimètres par heure de vol et c'est ce segment qui a été irréversiblement endommagé. «C'est comme un tourne-disque des années 1930, alors qu'aujourd'hui, on en est au MP3», nous explique l'un des experts de décryptage des boîtes noires au niveau du laboratoire de l'Ansv. Par ailleurs, et à cause de leur très faible résistance aux chocs et à l'incendie, ces exemplaires ont été abandonnés il y a plus de 10 ans par les compagnies qui font voler ce genre d'avion-cargo. Et puisque cette boîte «jaune» n'a été d'aucune utilité aux enquêteurs, le président de l'Ansv, Bruno Franchi, laisse échapper, en la scrutant, cette boutade : «Cette relique finira probablement dans notre musée interne. Une pièce si rare.» Le sens de l'humour du patron de l'Ansv n'atténue en rien la préoccupation des autorités italiennes chargées de la sécurité aéronautique. Ce qui explique qu'au début de cette année, l'Ansv a officiellement fait parvenir, et sans attendre la conclusion de l'enquête, ce qui dans le langage courtois des organismes internationaux s'appelle «une recommandation de sécurité» au ministère des Transports et à la Direction générale de l'aviation civile algérienne pour lui rappeler d'observer scrupuleusement les directives de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) relative au retrait du FDR modèle 109D. Faisant référence à la directive de l'OACI dans l'annexe 6, chapitre 6, section 6.3.1, l'Ansv, en date du 6 janvier 2006, a envoyé la recommandation citée dont une copie pour information à l'OACI et à l'Agence européenne pour la sécurité des vols, dans laquelle elle invite Air Algérie à doter ses appareils en circulation avec des FDR conformes. De plus, les experts de la sécurité de la navigation aérienne italiens nous expliquent qu'observer cette recommandation amortit les frais de maintenance, car les centaines de paramètres de vols que les nouveaux modèles sont à même de livrer permettent de déceler aisément une éventuelle panne, de circonscrire les réparations à la partie usée, d'où une réduction des coûts d'entretien pour l'entreprise et un allongement de la durée de vie des pièces de rechange. Concernant le crash, les experts de l'agence concentrent leurs efforts pour comprendre les conditions ayant provoqué l'écrasement du Lockheed L-100-30 sur la deuxième boîte noire. Cette dernière, en revanche, a été retrouvée facilement par les investigateurs car effectivement de couleur orange. Connu sous le nom de Cockpit Voice Recorder (CVR), ce second enregistreur a été décrypté par les techniciens de l'agence le 18 août 2006 bien qu'il fut lui aussi très endommagé par la violence du crash. Les experts ont pu en récupérer au prix d'efforts minutieux les données enregistrées et la qualité du son a été jugée «acceptable». La bande magnétique qui capte tous les sons émis dans les casques des pilotes ou près du micro en l'air (suspendu), c'est-à-dire les communications (la conversation des deux pilotes entre eux, leurs annonces aux passagers, les consignes données au personnel à bord ainsi que le dialogue avec la tour de contrôle), mais aussi tous les autres sons produits dans l'enceinte de la cabine de pilotage, représente une pièce précieuse dans les enquêtes sur un crash. Au siège de l'Agence pour la sécurité des vols, dans une salle insonorisée et isolée, dotée de mixers et de lecteurs très sensibles et de haute technologie, les différents canaux de l'enregistrement audio sont séparés, «nettoyés» et leur contenu retranscrit. Lorsque la langue parlée n'est pas l'italien ou l'anglais, l'agence fait appel à des interprètes. Lors de notre visite au siège, un groupe d'experts américains, dépêché par la compagnie américaine Delta Air Lines, était employé à transcrire la conversation dans le cockpit de deux pilotes américains aux commandes d'un avion qui s'apprêtait à décoller de l'aérodrome de Fiumicino, de Rome. Et bien qu'aucun accident grave n'ait été enregistré, les experts de l'Ansv, suite à un incident jugé assez alarmant, ont ouvert une enquête. L'opérateur américain a consenti à collaborer. En fait, l'appareil de la compagnie avait été victime d'un phénomène étrange, mais pas si rare que cela sur les aérodromes : son moteur avait ingéré en phase de décollage des oiseaux. Dans la salle adjacente, une autre équipe — les experts sont tenus à l'anonymat afin de ne pas violer le caractère confidentiel de leur mission — nous a fait écouter un enregistrement qui lui a servi pour reconstituer les moments très délicats d'un accident effleuré, qui par miracle n'eut pas lieu. C'était un vol de la compagnie Blu Panorama qui avait décollé de l'aéroport de Rome dirigé vers la Havane. Le moteur du Boeing 767 a pris feu pendant la phase la plus critique du décollage quand sa vitesse est au régime maximum. Le commandant de bord italien, un ancien pilote de chasse, et son assistant belge émettent leur signal de détresse, tout en poursuivant les manœuvres espérant pouvoir éteindre l'incendie en appliquant le protocole prévu, avant de tourner sur place pour brûler le maximum de carburant. Echouant dans la tentative de dominer le feu et conscient que le poids de l'avion (le réservoir est encore plein) ne lui permettra pas d'atterrir en toute sécurité, le pilote tente le tout pour le tout. On entend sur l'enregistrement l'annonce qu'il fait aux passagers tout en coordonnant ses manœuvres avec la tour de contrôle avec un sang-froid impressionnant. Quelques minutes après, le Boeing atterrit sans s'être écrasé. Les passagers et l'équipage sont évacués, soulagés d'avoir échappé à une mort annoncée. L'avion-cargo d'Air Algérie, en ce dimanche 13 août 2006, n'a pas eu la même chance. Les habitants de Piacenza si. Les plus croyants d'entre eux ont eu une pensée pour San Antonino, le saint-patron de leur ville, dont la fête avait été célébrée le 4 juillet.