Oujda (Maroc). Envoyé spécial Attablé à la terrasse du relais routier L'Etape dont les murs sont littéralement adossés au poste frontalier Zoudj Bghal d'Oujda, Najmi peut vous parler des heures durant d'un sujet qu'il connaît trop bien pour l'avoir souvent abordé dans les colonnes de son journal, un quotidien basé à Casablanca : les frontières algéro-marocaines. «En vérité, admet-il, ce poste est le seul point de passage qui soit encore fermé et constamment surveillé. En dehors de cette place forte, le reste de la bande frontalière est une sorte de no man's land que se partagent bergers et trafiquants de tous acabits. Mais, voyez-vous, même pour donner un nom unique à cet endroit, prétendument symbole de l'union et de la fraternité entre le Maroc et l'Algérie, nous ne sommes pas capables de nous entendre sur une seule et même dénomination. Côté algérien, vous l'appelez Akid Lotfi. Chez nous, on le surnomme Zoudj Bghal.» Que répondre devant un tel exemple de mésentente entre voisins… ? Qu'elle est bien singulière cette frontière qui sépare l'Algérie du Maroc ! Officiellement cadenassée sur une bande de terre ne dépassant guère deux kilomètres, elle n'est pas moins ouverte au vent du nord au sud, de la côte méditerranéenne jusqu'aux confins du désert. Et quoi de mieux que Zoudj Bghal — déjà, le nom ne manque pas de pittoresque — pour illustrer le tragi-comique de la situation ? Pour mieux admirer le spectacle, nulle place ne se révélera mieux située que cette terrasse du café L'Etape. A l'entrée de Zoudj Bghal donc, l'on a dressé, sur trois niveaux, des barricades à l'aide de fragments de béton armé, de barrières en métal, de bouts de ferraille et de fûts peints en rouge et probablement remplis de sable. Pas moins de cinq panneaux de signalisation, tellement rouillés qu'ils peuvent dater de Mathusalem, indiquent que l'accès est strictement interdit. Pour compléter cet arsenal de défense, un autre panneau prévient que l'usage des appareils photos est tout autant proscrit. Deux drapeaux, l'un algérien et l'autre marocain, dont les deux poteaux ont été dressés devant les locaux de la police et de la douane, se touchent, se heurtent et s'entremêlent au gré des coups de vent. Symbole d'une époque désuète ? Certainement. Affalés sur leurs chaises, écrasés par l'impitoyable soleil de juillet, deux policiers marocains surveillent cette microscopique zone interdite. Comment ne pas penser au Fort Bastiani dans Le Désert des Tartares de l'écrivain italien Dino Buzzati ? Tel ce pauvre lieutenant Drogo, gardien et surveillant inutile d'un ennemi qui ne viendra jamais, policiers et douaniers marocains et algériens sont chargés de tenir une garnison dont il ne viendra à l'esprit de personne de s'en approcher pour forcer le passage. Pourquoi prendre le risque de le forcer et s'exposer inutilement aux tirs des policiers quand on peut facilement franchir la frontière en s'éloignant de quelques mètres en amont ou en aval ? «Bien que des particuliers arrivent à la traverser pour aller rendre visite à leurs familles établies au Maroc ou en Algérie, ici on est au royaume de la contrebande. Celle-ci ne connaît pas de frontières, tranche Najmi. Elle s'affranchit des interdits.» On achète, on vend et on consomme algérien Si la Numidie était jadis le grenier de Rome, l'Algérie serait devenue l'arrière-boutique, sinon du Maroc, du moins d'Oujda et de ses environs. C'est que dans cette partie orientale du royaume, on achète algérien, on vend algérien et on consomme algérien. Pour s'en persuader, il suffit de faire un tour dans le vieux souk de la Médina, chez les commerçants ou même dans le Souk El Fellah de la ville. Vous voulez accompagner votre café noir d'un nuage de lait ? «Lahda» est disponible chez le premier épicier du coin. Des «yaourts» Djurdjura ou Danone pour vos enfants ou pour faciliter votre transit intestinal ? Ils sont également disponibles. Vous désirez une machine à laver Arthur Martin à un prix défiant toute concurrence ? D'un claquement de mains, un revendeur vous la fera acheminer du port d'Oran jusqu'à votre domicile dans la nouvelle ville ou dans La Casbah. Vous souhaitez préparer votre tajine au poulet avec de l'huile d'olive de Kabylie ? On vous la propose avec le sourire. Votre vieux tacot nécessite un nouveau radiateur, une bielle neuve, des pistons dernier cri, les magasins d'Oujda regorgent de pièces détachées «Made in Taïwan», en provenance directement des marchés informels de Tidjellabine, d'El Eulma ou de Guelma. Tout, vraiment tout est disponible, et à profusion. Mais ce qui fait le bonheur des habitants d'Oujda reste l'essence et le gasoil algériens. «Chaque jour, de ce côté de frontières poreuses, il rentre autant de litres pour faire rouler presque tout le parc automobile marocain», s'amuse Mourad. De tous les produits qui proviennent d'Algérie, l'essence reste ainsi la denrée la plus prisée. Transporté à dos d'ânes, sur des brouettes ou dans des camions spécialement aménagés, le précieux liquide est proposé à des prix imbattables. On l'aura deviné, une véritable industrie s'est constituée autour de ce business qui génère des millions de dollars par an. En haut de l'échelle, il y a évidemment les barons du bidon. Présents aussi bien à Maghnia et Tlemcen qu'à Oujda et Berkane, ils organisent les circuits de distribution, s'assurent de la disponibilité du produit et de son approvisionnement et achètent les complicités de quelques véreux responsables de part et d'autre des frontières. Rois de la combine, les boucaniers de l'essence ont amassé des fortunes, roulent dans d'immenses 4×4 et possèdent à Oujda et même ailleurs de grandes maisons avec jardin et piscine. Au milieu de l'échelle, il y a les convoyeurs de fonds. Telles des fourmis industrieuses, ils roulent de jour comme de nuit, entre Maghnia et Oujda, pour déverser des milliers de litres d'essence sur le marché local. Certes, les journaux algériens rapportent, ici et là, la saisie par les gendarmes et les gardes-frontières, «d'importantes cargaisons» d'essence en partance vers le Maroc. Mais pour quelques centaines de litres arraisonnés, combien de milliers, voire de millions, d'autres passent entre les mailles du filet ? «Les convoyeurs sont des tankers à deux pieds, quatre pattes, deux ou quatre roues», explique Najmi. Même si les responsables décident d'ériger un mur, comme à Ghaza ou à Berlin, pour empêcher le passage des hommes, des bêtes et autres camions, ces transporteurs sont capables de creuser des tunnels, comme des taupes, pour passer d'un territoire vers un autre. «Enfin, au bas de l'échelle, il y a les revendeurs. Sur la route, impeccablement goudronnée, qui va du centre-ville d'Oujda à Zoudj Bghal, longue d'une vingtaine de kilomètres ; ils sont des centaines à se poster sur le bas-côté de la chaussée avec leurs bidons et leurs jerricans. Pour 130 dirhams (environ 1200 DA), vous pouvez pourvoir votre réservoir avec 30 litres d'essence. Evidemment, la contrebande nuit à l'économie locale, à tel point que de nombreuses stations-service d'Oujda ont dû fermer boutique ; mais il vaut mieux que certains s'adonnent à ce trafic que d'aller mendier, de voler ou de se droguer, note Najmi. Le trafic d'essence, c'est en quelque sorte le carburant du pauvre.» Des mots durs envers les responsables algériens Certes, Oujda est La Mecque de la contrebande, mais vouloir réduire cette contrée du Maroc uniquement à un statut de plaque tournante du trafic transfrontalier, relève d'un raccourci simpliste. Si la ville a longtemps vécu, et vit encore, en partie grâce au trabendo en provenance de l'Algérie, elle n'en a pas moins commencé à diversifier son économie pour ne plus dépendre de ces frontières. Lorsqu'on interroge les Marocains sur la réouverture des frontières, ils ont souvent des mots durs envers les responsables algériens, à commencer par Bouteflika, un natif d'Oujda. Bien qu'il ne dissimule pas son ressentiment, Mohammed, gérant d'une petite entreprise locale de produits d'assainissement, se veut tout de même pragmatique : «Vos dirigeants ne manquent pas de suffisance. D'un côté, ils affirment vouloir construire l'Union du Maghreb et bâtir des relations saines et durables avec le Maroc, de l'autre, ils considèrent que l'ouverture des frontières ne profitera qu'au seul Maroc. Penseraient-ils une seconde que les Marocains demandent cette réouverture par charité ? Penseraient-ils que la providence ne viendrait que de cette réouverture? En définitive, à qui profite cette situation ? Aux seuls trafiquants ! Et qui en paie le prix ? Les touristes algériens, privés du formidable potentiel touristique du Maroc et les Marocains qui ne peuvent plus se rendre librement en Algérie pour revoir leurs familles ou visiter l'Algérie. Si l'on doit évaluer la réouverture de cette frontière uniquement à l'aune des gains économiques, alors il faudrait bien que le Maroc ou l'Algérie déménagent. Condamnés à vivre les uns à côté des autres, nous sommes donc obligés à nous entendre.» Dire qu'à Oujda, on regrette encore ces armées de touristes algériens que la frontière déversait à longueur de journée relève d'une Lapalissade. Ici, personne n'a oublié cette belle l'époque ou Algériens et Marocains franchissaient le poste frontalier en toute liberté. Un tampon sur le passeport vert, et hop, vous êtes à Oujda ou à Maghnia. Convoquons la mémoire. En 1989, à l'issue d'un sommet historique entre Chadli Bendjedid et le roi Hassan II sous une tente à Zoudj Bghal, les deux pays décident de normaliser leurs relations, après un fâcheux désaccord qui aura duré plus d'une dizaine d'années, qui aura coûté quelques centaines de vies humaines et des déchirements familiaux que le temps n'a pas encore apaisé. Alors, du jour au lendemain, les Algériens se rendaient au Maroc par milliers, qui pour faire des affaires, qui pour le tourisme et qui pour visiter des proches, longtemps perdus à cause de cette rupture des relations entre Alger et Rabat. Les Marocains n'étaient en reste. «Il me suffisait de rouler en voiture, ou de prendre le train pour être à Maghnia et rendre visite à mes cousins que j'avais perdu de vue depuis 1975, le jour ou le gouvernement algérien a décidé d'expulser des milliers de Marocains, confie Marwane, serveur d'un café d'Oujda. J'aimerais bien visiter Alger, aller en Kabylie et même passer des vacances à Annaba, mais c'est au-dessus de mes moyens. L'avion coûte cher. Ils nous disent qu'il faut attendre. Pour combien de temps encore ?». L'idylle durait entre les deux voisins jusqu'à cette funeste journée du 24 d'août 1994 lorsqu'un commando islamiste mitrailla l'hôtel Atlas Asni à Marrakech. Bilan : deux morts parmi les touristes espagnols. Au sein du commando assassin, figurait le franco-algérien, Stéphane Ait Idir, aujourd'hui encore détenu à Rabat. Dans la bourrasque du drame qui s'en est suivi, les Marocains désignent du doigt, un peu trop vite d'ailleurs, les services algériens, coupables d'être les instigateurs de l'attentat. Rabat décide alors d'instaurer le visa pour les ressortissants algériens. Alger en fait de même, avant de décréter carrément la fermeture des frontières terrestres avec le Maroc. Le reste est une succession de rendez-vous manqués, d'engagements sans lendemain et de promesses renvoyées aux calendes grecques. Août 1994, treize ans déjà… Les Marocains regardent ailleurs «Vous les Algériens, vous croyez que les Marocains prient nuit et jour et implorent Dieu et ses saints pour que la frontière soit enfin rouverte. Mais les Marocains n'attendent plus que le salut vienne de l'Est, assure Najmi. Désormais, ils regardent ailleurs. Regardez tous ces complexes touristiques sur la route d'Oujda. Vous croyez qu'eux, attendent les touristes algériens ? Ils misent sur la bourse marocaine.» Ils poussent comme des champignons ces complexes. Sur cette route que, jadis, nos touristes sillonnaient jour et nuit dans une interminable procession de véhicules, des hommes d'affaires ont décidé de bâtir des relais aussi grands et spacieux qu'ils sont pourvus du confort indispensable pour que le client se restaure, se repose et s'amuse. Cafétérias propres, jardins avec des pelouses parfaitement tondues, restaurants de bon standing, aires de jeux pour enfants, salles de prière, piscines, circuits de karting et parkings gardés, ces lieux de villégiature sont pris d'assaut par les habitants d'Oujda, qui y viennent en famille pour fuir la canicule de la ville. Devant ces complexes, les auberges, relais ou autres stations qu'on trouve en Algérie ressembleraient à de négligés comptoirs du XIXe siècle. «Ces patrons avaient misé sur la clientèle algérienne pour faire fortune. Celle-ci tardant à revenir, ils ont compris qu'ils doivent d'abord s'adresser aux Marocains. Si les Algériens reviennent tant mieux. Sinon, on a décidé de retrousser les manches», avance Najmi. C'est que la région est devenue un immense chantier. Des Espagnols construisent une station balnéaire à Saïdia (60 km d'Oujda), pour un coût de 600 millions d'euros et doivent la livrer dans une année. Une nouvelle autoroute devra relier Oujda avec le reste du pays, alors qu'un aéroport moderne est en phase d'achèvement. Dans la ville, des buildings en verre et en acier sortent de terre à une cadence régulière. «On fera d'Oujda, la Strasbourg du Maghreb», clame un homme d'affaires. Longtemps enclavé, voire même boudé par le Palais royal, l'Oriental est devenue une région où il fait bon d'y investir. «Contrairement à son père, Mohammed VI est venu ici treize fois, annonce Mounira, organisatrice de spectacles. Nicolas Sarkozy devait même être reçu ici, avant que sa visite ne soit annulée. C'est dire que les autorités accordent une attention toute particulière à notre région. Revenez dans deux ou trois ans et vous verrez qu'Oujda aura vraiment changé de visage.» Promis, on reviendra quand les barrières seront levées des deux côtés de la frontière.