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Une ville qui consomme algérien
Publié dans La Nouvelle République le 02 - 02 - 2013

De retour d'Oujda après avoir passé les fêtes de fin d'année dans la capitale de l'orientale, nous avons fait une halte au relais routier «L'étape» dont les murs sont littéralement adossés au poste frontalier «Zoudj Beghal» d'Oujda, dans l'attente de notre passeur.
Là nous avons rencontré Ahmed, un jeune marocain trabendiste de son état qui nous a convié à prendre un café en sa compagnie. Ahmed nous a parlé longuement de cette frontière fermée depuis longue date, mais il la considérait plutôt comme une frontière passoire. Tout y entre et tout en sort, il n'y a pas que les ânes qui la franchissent, les hommes aussi y passent sans encombre, dira-t-il. Ahmed peut vous parler des heures durant d'un sujet qu'il connaît trop bien pour l'avoir souvent abordé. En vérité, admet-il, ce poste est le seul point de passage qui soit encore fermé et constamment surveillé. En dehors de cette place forte, le reste de la bande frontalière est une sorte de no man's land que se partagent bergers et trafiquants de tous acabits. Mais, voyez-vous, même pour donner un nom unique à cet endroit, prétendument symbole de l'union et de la fraternité entre le Maroc et l'Algérie, nous ne sommes pas capables de nous entendre sur une seule et même dénomination. Côté algérien, vous l'appelez «Akid Lotfi». Chez nous, on le surnomme «Zoudj Beghal». Que répondre devant un tel exemple de mésentente entre voisins... ? Quelle est bien singulière cette frontière qui sépare l'Algérie du Maroc ! Officiellement, cadenassée sur une bande de terre ne dépassant guère deux kilomètres, elle n'est pas moins ouverte au vent du nord au sud, de la côte méditerranéenne jusqu'aux confins du désert. Et quoi de mieux que Zoudj Beghal, déjà le nom ne manque pas de pittoresque pour illustrer le tragi-comique de la situation. Pour mieux admirer le spectacle, nulle place ne se révélera mieux située que cette terrasse du café «L'étape». A l'entrée de Zoudj Beghal donc, l'on a dressé sur trois niveaux, des barricades à l'aide de fragments de béton armé, de barrières en métal, de bouts de ferrailles et de fûts peints en rouge et probablement remplis de sable. Pas moins de cinq panneaux de signalisation, tellement rouillés qu'ils peuvent dater de Mathusalem, indiquent que l'accès est strictement interdit. Pour compléter cet arsenal de défense, un autre panneau prévient que l'usage des appareils photos est tout autant proscrit. Deux drapeaux, l'un algérien et l'autre marocain, dont les deux poteaux ont été dressés devant les locaux de la police et de la douane, se touchent, se heurtent et s'entremêlent au gré des coups de vent. Certainement affalés sur leurs chaises, deux policiers marocains surveillent cette microscopique zone interdite. Comment ne pas penser au Fort Bastiani dans le désert des tartares de l'écrivain italien Dino Buzzati ? Tel ce pauvre lieutenant Drogo, gardien et surveillant inutile d'un ennemi qui ne viendra jamais, policiers et douaniers marocains et algériens sont chargés de tenir une garnison dont il ne viendra à l'esprit de personne de s'en approcher pour forcer le passage. Pourquoi prendre le risque de le forcer et s'exposer inutilement aux tirs des policiers quand on peut facilement franchir la frontière en s'éloignant de quelques mètres en amont ou en aval. Bien que des particuliers arrivent à la traverser pour aller rendre visite à leurs familles établies au Maroc ou en Algérie, ici on est au royaume de la contrebande. Celle-ci ne connaît pas de frontières, tranche Ahmed. On achète, on vend et on consomme algérien Si la Numidie était jadis le grenier de Rome, l'Algérie serait devenue l'arrière boutique sinon du Maroc, du moins d'Oujda et de ses environs. C'est que dans cette partie orientale du royaume, on achète algérien, on vend algérien et on consomme algérien. Pour s'en persuader, il suffit de faire un tour dans le vieux souk de la Médina, chez les commerçants ou même dans le Souk el fellah de la ville. Vous voulez accompagner votre café noir d'un nuage de lait ? Le lait en poudre algérien est disponible chez le premier épicier du coin. Des Yaourts Djurdjura ou Danone pour vos enfants ou pour faciliter votre transit intestinal ? Ils sont également disponibles. Vous désirez une machine à laver Arthur Martin à un prix défiant toute concurrence ? D'un claquement de mains, un revendeur vous la fera acheminer du port d'Oran jusqu'à votre domicile à Oujda. Vous souhaitez préparer votre tadjine au poulet avec l'huile d'olive de Kabylie ? On vous la propose avec le sourire. Votre vieux tacot nécessite un nouveau radiateur, une bielle neuve, des pistons dernier cri, les magasins de pièces détachées d'Oujda regorgent de pièces «Made In Taiwan» en provenance directement des marchés informels de Tidjelabine, d'El Eulma ou de Guelma. Tout, vraiment tout est disponible, et à profusion. Mais ce qui fait le bonheur des habitants d'Oujda reste l'essence et le gas oil algériens. Chaque jour de ce côté des frontières poreuses, il rentre autant de litres pour faire rouler presque tout le parc automobile marocain, s'amuse à dire Ahmed. De tous les produits qui proviennent d'Algérie, l'essence reste ainsi la denrée la plus prisée. Transporté à dos d'ânes, sur des brouettes ou dans des camions spécialement aménagés, le précieux liquide est proposé à des prix imbattables. On l'aura deviné, une véritable industrie s'est constituée autour de ce business qui génère des millions de dollars par an. En haut de l'échelle, il y a évidemment les barons du bidon. Présents aussi bien à Maghnia et Tlemcen qu'à Oujda et Berkane, ils organisent les circuits de distribution, et s'assurent de la disponibilité du produit et de son approvisionnement. Les boucaniers du carburant ont amassé des fortunes, roulent dans d'immenses 4x4 et possèdent à Oujda et même ailleurs de grandes maisons avec jardin et piscine. Au milieu de l'échelle, il y a les convoyeurs de fonds. Telles des fourmis industrieuses, ils roulent de jour comme de nuit entre Maghnia et Oujda pour déverser des milliers de litres d'essence et de gas oil sur le marché local. Certes, les journaux algériens rapportent, ici et là, la saisie par les gendarmes et les gardes frontières, d'importantes cargaisons de carburant en partance vers le Maroc, mais pour quelques centaines de litres arraisonnées, combien de milliers, voire de millions d'autres passent entre les mailles du filet ? Les convoyeurs sont des tankers à deux pieds, quatre pattes, deux ou quatre roues, explique Ahmed. Même si les responsables décident d'ériger un mur, comme à Ghaza ou à Berlin pour empêcher le passage des hommes, des bêtes et autres camions, ces transporteurs sont capables de creuser des tunnels comme des taupes pour passer d'un territoire vers un autre. Enfin, au bas de l'échelle, il y a les revendeurs. Sur la route impeccablement goudronnée, qui va du centre-ville d'Oujda jusqu'à Zoudj Beghal, longue d'une quinzaine de kilomètres, ils sont des centaines à se poster sur le bas côté de la route avec leurs bidons et jerricans. Pour 130 dirhams (environ 1 500 DA), vous pouvez pourvoir votre réservoir avec 30 litres d'essence. Evidemment, la contrebande nuit à l'économie locale à tel point que de nombreuses stations service d'Oujda ont dû fermer boutique, mais il vaut mieux que certains s'adonnent à ce trafic que d'aller mendier, voler ou se droguer. Le trafic de carburant, note Ahmed, est en quelque sorte la nourriture du pauvre ici à Oujda. Certes, Oujda est la mecque de la contrebande, mais vouloir réduire cette contrée du Maroc uniquement à un statut de plaque tournante du trafic transfrontalier, relève d'un raccourci simpliste. Si la ville a longtemps vécu et vit encore, en partie grâce au trabendo en provenance de l'Algérie, elle n'en a pas moins commencé à diversifier son économie pour ne plus dépendre de ces frontières. Lorsqu'on interroge les Marocains sur la réouverture des frontières, ils ont souvent des mots durs envers les responsables algériens. Bien qu'il ne dissimule son ressentiment, Mohammed gérant d'une petite entreprise locale de produits d'assainissement, se veut tout de même pragmatique : vos dirigeants ne manquent pas de suffisance. D'un côté, ils affirment vouloir construire l'Union du Maghreb et bâtir des relations saines et durables avec le Maroc, de l'autre, ils considèrent que l'ouverture des frontières ne profitera qu'au seul Maroc. Penseraient-ils une seconde fois que les Marocains demandent cette réouverture par charité ? Penseraient-ils que la providence ne viendrait que de cette réouverture ? En définitive à qui profite cette situation ? Aux seuls trafiquants ! Et qui en paie le prix ? Les touristes algériens privés du formidable potentiel touristique du Maroc et les Marocains qui ne peuvent plus se rendre librement en Algérie pour revoir leurs familles ou visiter l'Algérie. Si l'on doit évaluer la réouverture de cette frontière uniquement à l'aune des gains économiques, alors il faudrait bien que l'Algérie ou le Maroc déménagent. Condamnés à vivre les uns à côté des autres, nous sommes donc obligés à nous entendre. Dire qu'à Oujda, on regrette toujours ces armées de touristes algériens que la frontière déversait à longueur de journée relève d'une lapalissade. Ici personne n'a oublié cette belle époque où algériens et marocains franchissaient le poste frontalier en toute liberté. Un tampon sur le passeport vert, et hop vous êtes à Oujda ou Maghnia. Vous, les Algériens vous croyez que les Marocains prient nuit et jour et implorent Dieu et ses saints pour que la frontière soit enfin rouverte. Mais les Marocains n'attendent plus que le salut vienne de l'Est, assure Ahmed. Désormais, ils regardent ailleurs. Regardez tous ces complexes touristiques érigés tout le long de la route menant de la frontière jusqu'à Oujda, vous croyez qu'ils attendent les touristes algériens pour faire le plein ? Ils misent sur la bourse marocaine, martèlera-t-il. Ils poussent comme des champignons ces complexes, sur cette route que, jadis nos touristes sillonnaient jour et nuit dans une interminable procession de véhicules, des hommes d'affaires ont décidé de bâtir des relais aussi grands et spacieux qu'ils sont pourvus du confort indispensable pour que le client se restaure, se repose et s'amuse. Ces
patrons avaient misé sur la clientèle algérienne pour faire fortune, celle-ci tardant à revenir, ils ont compris qu'ils doivent d'abord s'adresser aux marocains. Si les Algériens reviennent tant mieux, sinon on a décidé de retrousser les manches, avance Lahbib, le gérant d'un relais. La région a connu un développement croissant, car les Espagnols ont construit une station balnéaire à Saidia (60 km d'Oujda). Une nouvelle autoroute a été réalisée reliant Oujda à Fès, alors qu'un aéroport moderne a vu le jour à Oujda. Dans la ville, des buildings en verre et en acier sortent de la terre à une cadence régulière. On fera d'Oujda le Strasbourg du Maghreb, dira un homme d'affaires marocain. Longtemps enclavé, voire même boudé par le palais royal, l'oriental est devenue une région où il fait bon d'y investir. Contrairement à son père, Mohammed VI est venu ici treize fois, annonce Mounira organisatrice de spectacles. C'est dire que les autorités accordent une attention toute particulière à notre région. Revenez dans deux ou trois ans et vous verrez qu'Oujda aura vraiment changer de visage, promis, on reviendra quand les barrières seront levées des deux côtés de la frontière.


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