–La Casbah, un lieu, une histoire, une légende du chaâbi et d'El Ankis… – J'y suis né. Je suis un enfant de la Casbah ! C'est le quartier séculier d'Alger. La Casbah a été un giron ayant enfanté un grand nombre d'artistes. Dans le chaâbi, classique, kabyle… Et puis, le chaâbi avait pris le dessus et brillé. C'est à Bir Djebah que ça se passait. Un endroit que je qualifie de «capitale» de la Casbah. C'est de là que sont issus Hadj M'hamed El Anka, Hadj M'rizek, Hadj Menouer, Amar El Achab, Omar Mekraza… Cela paraît bizarre, peut -être que je suis le seul à dire cela. (rires) – La musique chaâbi était votre premier amour juvénile… – Non ! Contrairement à ce qu'on crois, je vais vous confier quelque chose. C'est en voyant un vieux luthier fabriquant des gumbris à bir Djebah, que j'ai eu envie de gratter sur un instrument de musique. Au début, il ne voulait pas m'en confectionner un. Il me traitait d'enfant «fou». Je formulais la même demande tous les jours ; j'avais à peine huit ans, jusqu'au jour où il a cédé à mon «caprice». Ce luthier, je l'appelais Ammi (mon oncle), me confectionnera un gumbri à 1 douro (5 francs) ; c'était énorme à l'époque. Je ne savais pas jouer, mais je faisais de la gratte. Le premier chanteur qui a flatté mon oreille est un chanteur français. C'était Tino Rossi. C'est étonnant ! Ce n'est qu'après que je fus inspiré par des chanteurs de chaâbi. – Rêviez-vous de devenir chanteur ? – Jamais je n'ai rêvé de cela. C'est une passion pour moi. Je n'ai jamais pensé devenir un chanteur professionnel. Mais j'aimais cette sanaâ, le chaâbi. – Et quand le déclic s'est-t-il amorcé ? – C'était entre 1940-1941. J'avais acheté une mandoline. je montais tous les jours au Djebel Sidi Benour et je grattais sur les cordes. Puis, j'ai appris tout seul. Comment ? Je me mettais un air d'une chanson que je connaissais dans la tête. Puis je cherche la première note et je l'apprends, puis la deuxième, la troisième, avec le rythme, jusqu'à ce que je joue entièrement le morceau. C'était une question de volonté et d'amour de la musique. (rires) – Vous écoutiez El Hadj M'hamed El Anka et bien d'autres… – Oui, j'écoutais El Anka et les autres. Entre Hadj M'rizek et moi, il n'y avait pas une grande différence d'âge. Avec El Anka, j'avais vingt ans d'écart. Quand El Anka avait cinquante ans, j'en avais trente. J'étais déjà vieux. J'ai presque 81 ans, j'ai environ 66 ans de métier ; mais jusqu'à présent, quand j'écoute quelque chose de beau qui me plaît, je l'accepte ; je peux le reprendre si je chantais encore. La musique n'a pas de frontières. – Quel est votre vrai maître ? – Mon vrai maître, il s'appelle Mohamed Kabaïli. C'est avec lui que j'ai commencé à l'âge de 14 ans en tant que musicien. Un jour, un de ses musiciens manquait dans la troupe, il m'avait proposé de le remplacer. C'était mon baptème du feu. Au début, j'avais peur de mon père, puis Kabaïli s'est arrangé avec lui. Cela m'avait permis de découvrir le milieu artistique. Aussi, j'animais des soirées entre 1942 et 1945. J'ai appris l'organisation des concerts de mariages, comment jouait le cheikh du début jusqu'à la fin. Et comme j'aimais cela, j'ai appris une seule chanson. – Laquelle ? – La chanson s'intitule Ala R'soul El Hadi Sali Ya Aâchik de cheikh Saïd El Meddah qui était notre voisin. Un grand maître de la génération de Nador. Il m'avait donné cette chanson. Donc, je l'interprétais souvent quand Mohamed Kabaïli donnait une soirée dans mon quartier sous l'instance des jeunes qui voulaient m'entendre chanter. C'est comme cela que les gens ont commencé à me connaître un petit peu. – Après c'est le qcid et les textes des grands poètes… – Oui, absolument, le qcid. Les grands poètes comme Benmsaïb, Benguitoune, Bentriki, Bensahla, Benkaddour El Alami… Et cela n'était pas facile. Cheikh Benzekri, qui était alors directeur du lycée de Ben Aknoun, venait souvent au café Malakoff que gérait El Hadj M'hamed El Anka pour lui corriger les textes. A l'époque, on maîtrisait le français plus que l'arabe car sous domination coloniale. On ne pouvait pas chanter le chaâbi sans connaître la langue arabe. – Donc, vous avez appris l'arabe classique… – Bien sûr ! J'ai appris l'arabe. Je lis, écris et récite le Coran sans être allé à l'école. – Vous êtes un autodidacte… – Oui, j'ai appris tout seul. Au début, ce que j'écrivais n'était compréhensible et lisible que par moi-même. Personne ne pouvait déchiffrer mon écriture. (rires) – Les thèmes de votre répertoire sont plutôt sociaux… – J'aime les choses sérieuses. Je n'ai jamais chanté n'importe quoi. Le social était ma préférence. Parce que cela touche tout le monde. Nous étions sous domination coloniale française. Nous étions tous concernés. Et le chaâbi a contribué dans le message patriotique et nationaliste. En 1945, l'on faisait clandestinement de la propagande messaliste (Messali Hadj) lors des mariages et autres fêtes. – Vous avez été torturé par les Français… – Oui, en 1957 et 1960. Quelques jours après la naissance de mon fils aîné Hakim. On a contribué, et chacun selon ses possibilités. Celui qui n'aime pas son pays, sa femme, ses enfants, ses amis… à quoi sert sa vie ? Pour vous dire, le pays que je déteste le plus, c'est la France. – Pourquoi ? – Ce sont les Français qui m'ont torturé. – Vous n'avez pas oublié... – Non ! Je ne peux pas. J'ai des intérêts en France en matière de droits d'auteur mais je n'y vais pas. Il faut se respecter et se faire respecter. – Comment est né le nom de scène Ankis, diminutif d'El Anka ? L'histoire ? – C'est parce que j'avais pris la défense d'El Hadj M'hamed El Anka. Il faut savoir que des célébrités comme El Hadj M'hamed El Anka ou Boudjemaâ El Ankis ont des fans mais aussi des détracteurs. Des gens malintentionnés colportaient des choses sur lui et qui n'étaient pas vraies. Et il se trouve que la mère d'El Anka et la mienne étaient des cousines. Et puis, j'adore le chaâbi d'El Anka, un maître majuscule. Quand quelqu'un disait du mal de lui, je me disputais avec lui. C'est un coiffeur, Ammi Brahim, qui me gardais ma mandoline, qui m'a affublé du sobriquet d'El Ankis. Combien de fois je me suis bagarré pour me débarrasser de ce nom. En vain. – Avez-vous chanté ensemble ? – Oui. Deux fois. El Anka avec son orchestre et moi avec le mien. C'était lors d'un mariage à Saint-Eugène, au début de l'indépendance. Tout Alger s'était déplacé dans un grand jardin. Tout le monde attendait ce qui allait se passer entre El Hadj M'hamed El Anka et Boudjemaâ El Ankis. Quand El Anka s'était installé avec sa troupe sur scène, je suis venu le saluer ainsi que tout son groupe un par un et j'ai pris ma place parmi eux tout à fait derrière. C'était pour montrer aux gens que je respectais El Anka. J'ai interprété le répertoire de la chansonnette et lui, celui du qcid. Et nous avons contenté nos publics. Nous avions passé une longue et merveilleuse soirée. Nous avions de très bons rapports. – La rencontre avec Mahboub Bati a révolutionné le chaâbi… – Une très belle aventure. Je vais vous raconter une chose pour situer le contexte musical de l'époque. De 1956 à 1962, nous avons arrêté de chanter comme acte nationaliste sous l'ordre du FLN. Un jeune n'avait pas écouté de chanson algérienne depuis 8 ans. Les services psychologiques français passaient à la radio les disques d'Elvis Presley et Johnny Halliday. Et ces jeunes écoutaient cela. En 1962, je me rendis à la place Hoche pour voir Mahboub Bati. Au passage d'un groupe de jeunes rockers imitant Elvis Presley, je m'arrêtais et leur dit : «Au lieu d'imiter Elvis Presley, imitez un chanteur de chez-nous comme El Anka.» L'un d'eux me rétorque : «C'est qui l'Anka ?» (Ils connaissaient Paul Anka ?) Je vous raconte l'exacte vérité, nous sommes au mois sacré du ramadhan. Je vais chez Mahboub Bati et lui dis : «Quand on chante le medh du vrai chaâbi, c'est très compliqué pour les jeunes. On va leur donner des paroles simples de l'arabe dialectal, avec une musique vivante et des résumés. Des chansons de deux, trois minutes.» Et puis, ce fut le grand succès de la chansonnette. – Après, vous avez fait des émules… – Exactement ! Tout le monde a suivi. Les jeunes surtout. C'était tout bénef ! Mon intérêt est avec les jeunes, les mariages, les circoncisions… Mais que vais-je faire avec les vieux ? (rires). Dans les mariages, on n'interprétait que deux ou trois chansonnettes ; après, on passait au chaâbi pur du mdih. Et c'est comme ça que les jeunes ont commencé à apprécier le vrai chaâbi. Pour revenir à El Anka. Il y a les vrais élèves d'El Anka et ceux qui ne le sont pas comme El Hachemi Guerouabi, Dahmane El Harrachi, Nador Ninis, Amar Achab, Amar Ezzahi… Et ce sont ceux-là qui ont réussi et se sont distingués depuis l'indépendance, jusqu'à maintenant. Où sont les élèves d'El Anka ? – Vous m'aviez confié tout à l'heure que vous ne voudriez pas que l'on parle trop de vous le jour où vous serez mort. Pourquoi ? – Oui ! Parce que je suis un être humain, votre égal. Chacun a besoin de l'autre. Koul wahed raïs fi sanaâtou (chacun est maître en son art). – Vos œuvres sont-elles répertoriées et conservées ? – Si vous me demandez une K7 ou un disque de moi, je vous dis wallah, je n'en ai pas. Je vais chez les vendeurs ambulants pour acheter mes disques. (rires) – Personne n'a pensé à éditer votre anthologie… – Il n'y a pas longtemps, Madame la ministre de la Culture, Khalida Toumi, nous a parlé d'une anthologie. Depuis… – Quel regard portez-vous sur le chaâbi actuel ? – Les jeunes ont toutes les possibilités de le chanter (le chaâbi). Seulement, il y a une chose à éviter pour un chanteur voulant se faire un nom. C'est l'imitation et elle ne lui sert pas. Il s'agit de personnalité. Avant de parler de son nom, on évoque celui qu'il imite. Par exemple, on cite El Anka ou Guerouabi avant son nom. Par ailleurs, il y a cette qualification : néo-chaâbi. Avec l'avènement de la chansonnette avec Mahbou Bati, on n'a pas dit néo-chaâbi. Parce que c'était simplement du chaâbi. Si l'on veut créer quelque chose sortant de l'ordinaire, alors faisons-le ! Mais donnons-lui un nom méritoire. – Hakim, votre fils, est aussi chanteur de chaâbi ; il a de qui tenir… – Oui, il aime le chaâbi. Pour vous dire, je ne l'ai jamais aidé. Je ne l'ai jamais forcé. Il réussira s'il est persévérant. Il faut œuvrer pour rehausser son nom, lequel vous élèvera. – Que pensez-vous de Rachid Taha qui a «internationalisé» Ya Rayah de Dahmane El Harrachi ? – Ah ! Ca, c'est bien. J'adhère et je suis entièrement d'accord. Faire connaître notre culture à l'étranger, je trouve cela formidable. – Ce n'est pas un sacrilège que de moderniser le chaâbi ? – Quand, c'est bien fait, il n'y a pas de sacrilège. Au contraire, quand c'est beau, c'est bien. Le sacrilège, c'est quand on s'attaque à une chose classique et ce, pour ne pas perdre le chaâbi pur, le vrai. En le changeant, on perd le charme. L'âme du chaâbi, quoi ! – Vous intéressez-vous à la politique ? – Je ne peux pas être insensible à ce qui se passe autour de moi. Celui qui n'aime pas son pays n'est pas un être humain. Il a des carences. (rires). Un président de la République ou un gouvernement ne peut pas contenter tout le monde. Il faut que chacun de nous donne du sien. – Qu'est-ce qui vous horripile ? – La pauvreté, l'indifférence et l'opulence ostentatoire des nantis. – Qu'est-ce qui vous donne de l'espoir ? – L'éducation de nos enfants. – Vous arrive-t-il de jouer au mandole depuis votre retraite ? – (rires). Oui, de temps en temps, quand j'ai un coup de «blues» ! C'est un remède, une évasion. c'est homéopathique !