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Points noirs, lignes bleues et avenir daltonien
Publié dans El Watan le 21 - 10 - 2007

Le verdict, rendu à l'unanimité des voix, est sans appel : Alger présente aujourd'hui l'image délétère, étouffante, asphyxiante, de moins en moins vivable, d'une ville proche de l'état d'implosion. Sans la vaillante lucidité d'une anonyme sphère de décision qui, susurre-ton, aurait empêché la «mise en route» tambour battant, au début du mois courant, de l'arrêté de la wilaya d'Alger portant mesures de traitement préférentiel du trafic routier sur le tronçon algérois de la rocade sud ; Alger aurait vécu en cette veille d'Aïd El Fitr 1428, l'apocalypse routier. Sidi Abderrahmane à l'ouest, Sidi M'hamed Bouqobrine à l'est ; Sidi Bougdour et Sidi Ouali Dada en mer, bienveillants saints tutélaires, ont du s'y prendre à quatre pour venir à bout de la conjuration. Ouf ! Ils ont réussi à empêcher la conjonction maléfique entre le croissant naissant du clément mois de Choual avec l'astre mal luné de certains responsables qui ont, par méconnaissance, inconscience ou tout bonnement incompétence, failli provoquer l'irréparable. Une réelle catastrophe avec ses ramadanèsques complications sécuritaires et d'ordre public a été évitée de justesse. Une sursaturation gigantesque de l'ensemble des voies d'accès et de dégagement de la capitale aurait provoqué une affligeante paralysie de toutes ses fonctions vitales et, par tâche d'huile, celles de toute l'aire métropolitaine. Comment a-t-on failli en arriver là ? Ayant eu à occuper, entre 1995 et 2000, les fonctions de directeur de la réglementation de l'ex-Gouvernorat du Grand Alger puis, entre 2000 et 2002, du
ministère des Travaux publics, je me suis senti doublement interpellé. Devant l'opacité de la communication institutionnelle entourant les problématiques complexes et intersectorielles de résorption du lancinant casse-tête de la congestion du trafic routier de surface d'Alger, coincée entre interminables chantiers de «radiales» et «pénétrantes», trémimania, énigmatiques «lignes bleues» et impuissantes lignes jaunes, la présente contribution se veut une modeste grille de lecture de l'univers insondable du mystère urbain d'Alger. Alger, une altière et fière capitale de destin national, qui refuse désormais de se voir appliqué un traitement indigne d'une ville auréolée du prestige de vingt siècles «d'avenir de son passé».
Et la ville abandonne son site !
Le XXe siècle a vu l'homme conquérir l'Everest, marcher dans l'espace et plonger dans les profondeurs abyssales de l'Atlantique nord et du Pacifique Sud. Les transports de surface, quant à eux, demeureront victimes d'une congestion sans cesse croissante de la route, des voies express et autoroutes. Il sera sans doute bientôt possible de voler jusqu'à la planète Mars, mais la congestion continuera à constituer un véritable casse-tête pour toutes les grandes villes du monde. Alger, qui est aujourd'hui une gigantesque mégalopole de plus de 5 millions d'habitants, n'échappe pas à cette lourde tendance mondiale. Mais elle possède, en propre, une certaine identité pour ne pas dire une identité certaine, qui, au lieu de corriger positivement ce mouvement, tend à l'aggraver.
«Et le site créa la ville !» Cette heureuse formule qu'utilisa le temps d'une préface à un livre sur l'architecture de la Casbah, le grand connaisseur d'Alger que fut Mostefa Lacheraf, résume, à elle seule, toute la simple complexité du site de la capitale. La parfaite et réelle pureté de ligne de ses atouts et horizons naturels, cache mal en réalité le caractère chahuté de ses réalités historiques, géologiques, topographiques, urbaines, économiques et humaines. Une identité plurielle qui désarçonne tous les apprentis sorciers tentés par une approche cavalière de sa légende passée, de ses réalités présentes et de ses problématiques de développement futures. Avant qu'elle ne devienne l'harmonieuse, Alger la Blanche, Alger la rebelle fut contrainte — à son cœur défendant — de combler, par de vulgaires remblais, les nobles anfractuosités et alvéoles du nouveau tissu urbain que lui dessina la colonisation triomphante. Des espaces secrets et intimes qui furent autrefois autant de replis et de tranchées qui lui permirent de mériter son surnom d'«El Mahroussa». C'est ainsi qu'Alger a connu des embarras de circulation dès les années 1920. Un chroniqueur de l'époque écrivait : «les artères maîtresses ne suffisent plus à assurer la triple fonction de circulation des piétons, du transport des voyageurs et du transport des marchandises.» Un premier coupable tout indiqué déjà : le relief particulier du site ! Mais qu'avons-nous fait entre-temps, après notre indépendance, de notre sémillante et rieuse Bahdja, de notre héroïque Casbah ? Une réponse ! Elle peut être résumée dans l'amère et vérifiable réalité suivante, qui sonne comme une piètre et fausse réplique à la lumineuse expression de notre Lacheraf national : «Et la ville déserta son site !» Une autre réponse plus technique, vieille de dix ans, déjà : «La consistance, l'éclatement et les multiples directions, qui caractérisent les extensions développées par la capitale depuis la fin des années soixante, ne peuvent suggérer même pour l'observateur le plus indulgent, qu'un constat : il s'agit d'une véritable anarchie urbaine.» (1) Aujourd'hui, sous l'effet de la mondialisation de l'économie, du développement des moyens de communication, de l'internationalisation des échanges et des flux financiers, les grandes métropoles et régions du pourtour méditerranéen sont en concurrence pour développer leur attractivité et affirmer leur rôle, au sein de nouveaux grands espaces économiques qui se constituent. Malgré la grandeur de son long passé, Alger, quant à elle, est devenue une ville en repli avancé, décadente, qui se délite en se donnant l'illusion de rattraper le temps perdu. Elle ne réussit, en fin de parcours, que la dérisoire prouesse de se mordre la queue. Recluse et fortement déconnectée des nouvelles réalités du monde, elle assiste, en spectateur impuissant et immobile, à l'instar de ses 5 millions d'habitants qui constituent pourtant l'une des ses premières richesses, à la transformation que s'imposent les autres villes de la Méditerranée avec pourtant moins d'atouts stratégiques qu'elle : Tunis, Alexandrie, Tanger, et même Sousse…
De vrais problèmes
et de fausses solutions
Laissons le premier responsable des transports de la wilaya d'Alger, M. Beldjoudi, nous dresser un premier niveau de l'état des lieux (2) :
«Nous sommes en présence d'une saturation du réseau routier de la wilaya. Pour vous dire qu'en 1990, on a enregistré 1,1 million de déplacements motorisés par jour ; l'an dernier, on en était au double, soit 2,5 millions de déplacements, et on s'attend, à l'horizon 2020, à quelque 4 millions de déplacements motorisés/jour. Mais il y a une particularité aggravante pour la circulation qui est la topographie. C'est un des paramètres qui nous défavorise. Alger est de nature accidentée et n'offre pas beaucoup de possibilités d'élargissement des voies, qui, dans leur majorité, sont étroites et sinueuses». En plus de ce sévère diagnostic stratégique, le directeur des transports de la wilaya d'Alger nous fournit les précieuses indications suivantes : le centre urbain attire plus de 66 000 poids lourds et 160 000 camionnettes pour les livraisons de marchandises au cœur de la ville. Le parc automobile connaît une véritable explosion : 44% d'augmentation en cinq ans. Il a dépassé le million de véhicules en cette fin 2007, presque un tiers de l'ensemble du parc national de véhicules ! Alger, qui compte 3 millions d'habitants (5 avec sa couronne métropolitaine), disposait également de seulement 8500 places de stationnement dans des parkings pour les 800 000 immatriculés de 2004. Par ailleurs, des sources du ministère des Transports confirment que 118 000 véhicules empruntent quotidiennement la rocade sud entre Dar El Beïda à Chéraga, alors que la capacité réelle de l'itinéraire n'est que de 20 000 véhicules par jour !… Enfin, 7000 bus et 12 000 taxis réussissent, tant bien que mal, à déplacer un million et demi de personnes. «C'est pour cela qu'on doit agir pour l'élimination des goulets d'étranglement et aussi élargir les voies existantes pour augmenter leur capacité et en créer d'autres. C'est la philosophie du nouveau plan de circulation mis en œuvre depuis le 1er juin 2005. Par conséquent, il est temps de prendre des mesures, ne serait-ce que pour créer un nouveau partage de voirie et une organisation spatiale et, dans le temps, de la circulation routière. C'est l'objet du nouveau plan de circulation, d'autant plus que le parc est appelé à augmenter davantage dans les années à venir», conclut M. Beldjoudi. Comme nous pouvons le constater, en bon technicien, le directeur des transports d'Alger a recours dans son traitement de l'équation insoluble des transports en surface à Alger, à la méthode de planification consistant à «prévoir et pourvoir» qui a montré ses limites techniques et historiques. La gestion de la demande de transport routier passe par un renoncement à cette sacro-sainte approche, fondée sur une prévision des futurs volumes de trafic à l'échelle globale ou sur le réaménagement technique «superficiel», des couloirs spécifiques comme celui du co-voiturage matérialisé par la toute récente ligne bleue de la rocade sud. Les solutions élaborées pour maintenir ou améliorer les flux de trafic, compte tenu de leur augmentation prévue, se traduisent quasi-mécaniquement, comme le précise M. Bedjoudi, par des projets de renforcement des capacités ou de résorption des «points noirs», qui induisent, à leur tour, de nouveaux besoins.
La démarche du «predict and provide» est aujourd'hui largement dépassée dans la mesure où l'on constate que les pays s'efforcent de plus en plus de respecter des normes environnementales internationales, telles que celles imposées par le protocole de Kyoto. Les mesures adoptées pour influer sur la demande de transport routier doivent à l'avenir permettre aux pays de réduire les émissions de gaz à effet de serre, sans nuire au développement économique. En fin de compte, nous constatons que la mobilité est profondément ancrée dans la société contemporaine et dans la vie quotidienne. C'est donc davantage dans un large éventail de facteurs politiques, sociaux et économiques que se situent le moteur de la croissance du trafic et la clef de résorption de ses innombrables énigmes. «Anticiper et gérer», telle pourrait être la devise d'une nouvelle stratégie viable de planification des transports. Plutôt que de planifier afin d'intégrer la croissance de la mobilité et les problèmes qu'elle soulève, il s'agit, cette fois, d'anticiper la
croissance et d'en minimiser les effets défavorables.
La solution : l'avenir du passé
En conclusion d'un article richement documenté sur l'histoire du tramway d'Alger, Hakim Amara s'interroge dans la livraison d'EI Watan du 1er janvier 2004 : «Plus de 40 ans après l'indépendance, la capitale n'a pas su sauvegarder ce patrimoine d'une grande valeur. Le tramway fut suspendu et ses passages goudronnés. Les bus, fonctionnant à l'électricité et qui étaient de surcroît non pollueurs, ont disparu et seuls les poteaux électriques les alimentant témoignent encore de cette époque. Quant au métro, dont l'idée a germé à la fin du XIXe siècle, il n'est pas encore au bout du tunnel. Il va sans dire que, véritablement, notre avenir sur le plan transport est dans le passé. Car si l'on considère que le seul moyen de transport dans Alger en 2003 se limitait à des bus avec les catégories grands et mini et les taxis, indépendamment bien sûr du train, on peut affirmer que nous avons régressé.»
Intervenant à son tour au cours d'une séance de travail tenue au siège du ministère des Travaux publics, au cours de laquelle a été présenté le schéma directeur routier et autoroutier national 2005-2025, Chérif Rahmani, ministre de l'aménagement du territoire et du Tourisme, de l'Environnement à déclaré : «Nous ne sommes plus dans la logique des tronçons, mais dans celle des réseaux.» Quand on sait que l'un des principes directeurs ayant structuré l'élaboration de ce schéma vise la «fixation des populations en liaison avec l'aménagement juste et équilibré du territoire, de même que le développement économique durable et ce, grâce au développement des routes et des autoroutes», on ne peut que se surprendre à applaudir à ces tentatives de mise en place d'instruments de management stratégique du développement durable de notre pays. Malheureusement, deux ans après cette déclaration du premier responsable d'un département ministériel horizontal, les logiques des praticiens des tronçons et même du tronçonnage n'ont pas été éradiquées. Mieux, elles ont encore de beaux jours devant elles. Sinon, comment expliquer cette intervention pirate, redoutablement efficace de tatouage de nuit, de l'un des fleurons du système autoroutier algérien naissant, contraire à toutes les règles en usage en matière de respect des normes de signalisation horizontale et verticale, de la réglementation du code de la route et, tout simplement, de respect dû à la bonne moitié des Algériens qui empruntent ce «tronçon» d'autoroute au moins une fois par an. Au moment où le réseau autoroutier algérien commence avec les perspectives réelles de sa connexion via la Tunisie et le Maroc au réseau méditerranéen et européen, apportant ainsi une attendue décolonisation de ses logiques économiques de fonctionnement encore fortement extraverties, des actes administratifs mineurs, quasi clandestins, sont pris pour nous rappeler que notre mise à niveau relève d'une autre sphère, cérébrale celle-là, qui n'a pas encore, hélas, été reformatée et reconfigurée.
Malgré ces petitesses et ces grands déboires anciens et nouveaux, Alger résiste aux charges, décharges et surcharges les plus sauvages et les plus irrégulières. Elle plie, mais ne rompt pas. Jusqu'a quand ? Dans la postface du livre-programme, Alger, capitale du XXIe siècle cité plus haut, Chérif Rahmani, alors ministre Gouverneur, trouvait quelques accents lyriques pour conjurer le mauvais sort qui s'était abattu sur Alger : «Alger, comme l'Algérie, n'est jamais éloignée de la résurrection que lorsqu'elle paraît proche de l'agonie. L'an 2000 commence aussi à Alger, et déjà l'espoir fleurit sur les splendides terrasses de l'altière Casbah qui s'ouvre comme un promontoire sur l'infini de l'horizon…» Nous sommes en 2007. Les terrasses de la Casbah sont plus tristes que jamais. Même les quelques jasmins rescapés de ses dernières convulsions ont fini par être tentés par l'aventure «harraga». Un espoir, un seul : quand je vois le tri-bus de l'ETUSA, couleur RSTA, millésime 1959, sortir comme une demi-rame de métro du tunnel des Facs et slalomer dans l'indéfrisable point noir du boulevard Mohamed V, je me surprends à relire mécaniquement l'article de Hakim Amara cité plus haut, en marmonnant à tue-tête : Oui, notre avenir est bien dans le passé. Un passé qui ne fut pas le notre, certes, mais qui s'impose pourtant présentement comme l'avenir d'une Alger-sur-Méditerranée fécondable sur les cendres de la légende d'Alger la rebelle, qui ne se lasse pas, invariablement, de continuer de fêter, même en catimini, comme en ce début de mois d'octobre, le cinquantenaire du martyr dans l'honneur des symboles de sa première résurrection : Ali La Pointe, Hassiba Ben Bouali, Mahmoud Bouhamidi et le petit-grand Yacef Omar. Oui, les colons d'Alger peuvent bien cultiver sur le net la douce nostalgie d'avoir doté «leur ville d'un tramway qui obtint, en 1939 déjà, le trophée du tramway «le plus moderne du monde».
Nous rêvons pour «notre ville» définitivement reconquise élevée au vraie rang de capitale de destin national d'un système public-multimodal-intégré-de transport-urbain-régional, dont les segments souterrains (métro), aériens (ascenseurs) terrestres (tramway et taxis) et maritimes (aéroglisseurs) réussiront enfin à venir à bout de la réfractaire topograpghie d'El Bahdja et de voler au secours de son malheureux tronçon terrestre actuel, coincé entre récalcitrants points noirs, superfétatoires tatouages multicolores et avenir daltonien certain. Ce jour-là, ce sera jour de waâda à Sidi Abderrahmane d'abord, qui déploiera ses plus lumineux sandjaks vert vif et à Sidi M'hamed ensuite qui chaulera de blanc Casbah ses murs décrépits. Les retraités de la RSTA, invités d'honneur, exhumeront pour l'heureuse circonstance leurs mythiques chéchia stamboul rouge vermeil pour saluer en chantonnant «Talaâ el badrou alaina» la montée d'une nouvelle lune bienfaitrice celle-là dans le ciel bleu turquois d'une Alger la Blanche qui aura ainsi recouvré l'usage de la palette magique de ses éternelles couleurs !
Notes de renvoi
– 1) Alger, capitale du XXIe siècle, le Grand projet urbain, Gouvernorat du Grand Alger, 1997
– 2) «Le réseau des transports est saturé» :
interview de M. Beldjoudi, directeur des transports de la wilaya d'Alger, EI Watan, 20 décembre 2005.


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