Treize mois durant, la ville de Berriane a troqué, malgré elle, son calme légendaire pour une tension permanente opposant ses deux composantes sociologiques : arabophones et amazighophones. Le mal, qui ronge cette localité telle une gangrène, risque d'emporter la cohésion sociale de la ville ou les deux communautés sont désormais séparées par un mur psychologique difficile à briser. Berriane (Ghardaïa) : De notre envoyée spéciale Revivront-elles un jour dans la quiétude ? Retrouveront-elles les termes d'un voisinage serein et solidaire ? Difficile d'y répondre, car les ingrédients de la colère sont toujours-là. Berriane, de son vrai nom Bergan où la « tente en poils de chameau », semble avoir du mal à surmonter sa crise. Elle n'est plus la tente rassembleuse qui a réussi le pari de provoquer un vivre ensemble réussi, mais une tente qui a du mal à contenir tous ses habitants, non pas parce que trop exiguë, mais parce que les différences sociales entre locataires poussent à l'affrontement. De toutes les raisons invoquées par les différentes parties et observateurs, les disparités sociales semblent être celles qui ont mis le feu aux poudres. Les Mozabites, connus pour être une communauté organisée et autonome, jouissent depuis des siècles d'une situation économique confortable et ce grâce à leurs propres efforts et à ceux de leurs aïeux qui ont, depuis mille ans, érigé un mode de vie qui leur est propre, basé sur la solidarité et l'entraide entre les différents membres de la communauté. Par opposition à ce mode de vie organisé, les populations arabophones, issues de différentes tribus nomades, n'arrivent pas à asseoir un système de cohésion sociale semblable à celui des Mozabites. L'absence de cohésion sociale conduit irréfutablement à l'effritement des liens de solidarité et de ce fait à l'apparition des disparités entre familles, voisins et par extension entre communautés. Lorsque les conditions sociales d'un groupe sont supérieures à celles d'un autre, ce dernier cherche à avoir les mêmes acquis que le premier ou bien il laisse échapper sa colère, notamment en l'absence de mécanismes de soutien au développement. Et c'est là où le rôle de l'Etat s'avère important, en garantissant à la fois protection pour le premier groupe et en fournissant ces mécanismes de développement susceptible de rendre meilleure la situation sociale du second. Dans le cas de Berriane, l'absence de l'Etat a eu pour effet d'exacerber les tensions et de permettre l'irréparable. Un véritable conflit communautaire s'est installé dans le temps jusqu'à provoquer la mort de cinq personnes, la déportation de plusieurs familles et le saccage de biens mobiliers et immobiliers, privés et publics. Berriane : de ville ouverte à cité interdite De toutes les cités de la vallée du M'zab, Berriane est la plus ouverte et la moins sujette à un mode architectural typique, comme c'est le cas à Beni Izguen, qui est bâtie telle une forteresse recroquevillée sur elle-même. Les ksour ou forteresses traditionnelles jouaient à la fois un rôle de préservation de la cohésion sociale et de rempart contre toute forme d'agression. Berriane, qui a accepté de s'ouvrir sur les autres, semble d'ailleurs payer aujourd'hui cette ouverture. Passage obligé du Nord vers le Sud et vice-versa, Berriane, distante de 554 km d'Alger, semble aujourd'hui vouloir attirer l'attention des passants, mais aussi celle des pouvoirs publics et de tous les Algériens en criant sa douleur d'être ignorée. Un silence lourd, comme celui qui suit une tempête, y règne. Nous pénétrons dans Berriane comme dans une ville du far west. Les forces de sécurité sont postées partout dans la ville, comme pour guetter le moindre mouvement suspect, et parer à toute éventuelle attaque. Les propriétaires des commerces et des échoppes surveillent à leur tour, telles des sentinelles sur le pas de leur porte, tout soupçon de colère pour vite fermer boutique. Les quelques citoyens se trouvant dehors essayent de reprendre goût à la vie normale. Ils adoptent toutefois une attitude attentiste en guettant l'évolution des choses. Ils échangent des commentaires sur les événements de l'avant-veille, scrutent les déplacements des uns et des autres et ne cachent pas leur doute quant au retour d'une paix durable. La peur s'est installée à telle enseigne que l'explosion d'un pneu de voiture fait sursauter tout le monde, même les policiers. Les stigmates de la violence sur beaucoup d'édifices, notamment la station-service, le café principal, les commerces et mêmes l'impact des projectiles sur les camions de la police, témoignent du degré de la brutalité des derniers événements. La RN 1, plusieurs fois fermée par les populations, sépare les deux communautés comme une barrière limitant le passage des membres des deux communautés vers l'un ou l'autre clan social. Du côté supérieur de la route, réservé aux arabophones, beaucoup de jeunes gens occupent la rue. « Vous savez, un adage populaire dit : Ghardaïa sera emportée soit par son oued, soit par ses enfants, ‘'Yediha ouedha ouala ouledha'' », nous dit un client d'un restaurant situé aux abords de la RN1. Le même client semblant pressé de finir son plat « avant que ça ne se gatte », ajoute : « Apparemment, cette année ce sont l'oued et les enfants à la fois. Je ne suis pas du coin. Je suis ici pour quelques mois dans le cadre d'un projet, et je vous assure que je n'y comprends rien à ce qui se passe dans cette localité. Ce qui est sûr pour moi, c'est que l'Etat est absent et à laissé les choses pourrir. » Un constat partagé par beaucoup de nos interlocuteurs. Il s'agit d'ailleurs de la seule certitude sur laquelle s'accordent Mozabites et Arabes. Nous nous engouffrons dans les quartiers arabes et constatons une présence singulière d'éléments de la Gendarmerie nationale. Les policiers sont chargés, pour leur part, de se poster dans les quartiers mozabites. Une seule ville, deux communautés, deux corps de sécurité différents. Berriane – qui, au plus fort des années de terreur de la décennie noire, était le symbole de la paix – se trouve aujourd'hui quadrillée par près de 3000 éléments des forces de sécurité, dont des brigades antiémeute. Dès le début des événements l'année dernière, ces mêmes services de sécurité ont été accusés de laxisme et d'avoir laissé s'envenimer la situation. Après plus d'une année de sporadiques violences, il est attendu des populations elles-mêmes de s'organiser pour instaurer la paix. « Nous avons pour rôle de protéger la route nationale », nous dit un policier sans mesurer la gravité de tels propos. Qu'en est-il alors des citoyens et de leurs biens ? « On ne sait pas qui manipule qui » Le lourd bilan de cinq morts, 400 maisons ravagées et 30 commerces saccagés n'exprime-t-il pas une sonnette d'alarme pour que cessent ces affrontements entre populations dignes des guerres tribales d'avant l'avènement de l'Etat moderne. Les citoyens se sont vu obligés de se protéger eux-mêmes, en attendant que les policiers reçoivent l'ordre d'intervenir. « A chaque attaque, nous faisons appel aux policiers, mais à chaque fois, ils nous disent qu'ils attendent l'ordre. Il est donc légitime qu'on se défende », nous dit un citoyen mozabite. Pire encore, sept personnes ont été arrêtées par les forces de l'ordre, mais ont immédiatement été relâchées sans répondre de leurs actes. Comment expliquer que l'énorme dispositif sécuritaire n'ait pas pu empêcher la fermeture à plusieurs reprise de la RN1 ? « Il s'agit de nos voisins avec qui j'ai partagé des moments forts de solidarité. Quand je me vois contraint de défendre mon quartier face à une agression dont je ne comprends pas le but et en l'absence du soutien des policiers, et que je rencontre un ancien voisin, qui était mon ami d'enfance, j'ai vraiment le cœur serré », nous confie Salah, un jeune Mozabite. Nous remarquons un trio de jeunes arabophones assis sur le trottoir à discuter. Ils répondent volontiers à nos questions. « Nous sommes tous les trois chômeurs et pas faute d'avoir essayé de trouver du travail », nous confie l'un d'eux, affirmant avoir un diplôme universitaire. Ses deux compagnons ont, pour leur part, un diplôme de technicien supérieur et de comptabilité. Interrogés sur les événements qui secouent leurs communes, ces jeunes, dont le nombre s'agrandit au fur et à mesure que le temps s'écoule, affirment ignorer comment et pourquoi les choses ont atteint un tel degré de violence. « Jusqu'au Mawlid Ennabaoui de l'année dernière, nous habitions ensemble sans problème. Mais je ne saurai vous dire ce qui a déclenché tout ça. C'est arrivé et puis les Mozabites ne veulent pas de nous ici », nous disent-ilstous ensemble. « Où est l'Etat. 13 mois que cela dure, c'est carrément un Etat dans l'Etat qui s'est installé ici. Nous réclamons la paix et voulons que les pouvoirs publics se manifestent réellement pour qu'on sache qui est derrière ce qui se passe ici », indiquent nos interlocuteurs à l'unisson. « Que chacun vive de son côté. Rien ne nous réunit, ni mosquée, ni coutumes », disent-ils comme pour sceller un pacte de séparation avec leurs voisins. Nous nous rendons du côté mozabite et accostons un groupe de jeunes qui nous disent d'emblée : « Nous les Mozabites sommes connus pour être des pacifistes, ne croyez donc pas que nous y sommes pour quelque chose dans cette affaire. » Et d'ajouter : « Ce n'est pas de notre faute s'ils ne sont pas organisés et s'ils souffrent du chômage. Qu'ils demandent à l'Etat de les aider. Nous voulons la paix », nous disent-ils. Nos jeunes interlocuteurs estiment que l'origine du problème est une affaire « de jalousie. Et le fait d'opposer les malékites aux ibadites est une manière de chercher à généraliser le problème. Mais il est certain qu'il y a des gens qui cherchent à attiser la fitna et on ignore dans quel but », affirment-ils en fustigeant à leur tour le laxisme de l'Etat. A la question de savoir si dans le proche avenir ils s'imaginent revivre ensemble et retrouver ce voisinage paisible d'antan, les personnes interrogées, qu'elles soient malékites ou ibadites, affirment que ce sera très difficile et même impensable. « Nous avons perdu cinq personnes dans ce conflit et nos maisons ont été forcées », nous disent les Mozabites. « Nous avons été chassés de nos maisons et nos jardins ont été brûlés », répondent à leur tour les malékites. L'espoir est toutefois fondé sur le résultat de l'enquête que devra diligenter une commission devant être prochainement installée par le gouvernement. « Il faut qu'on sache qui manipule qui et dans quel but », nous dit-on. Aujourd'hui l'Etat, qui s'est manifesté à deux reprises par la visite du ministre délégué chargé des Collectivités locales, a chargé les notables des deux communautés, qui n'ont aucun pouvoir légal, d'instaurer la paix. Est-ce là un aveu d'échec des pouvoirs publics d'imposer un règlement rapide et durable à ce conflit ?