L'échec de l'expérience de développement algérien est loin d'être solitaire ; l'Arabie Saoudite a vu s'effondrer son revenu par habitant de 28 600 $ en 1981 à 6800 $ en 2001. Pour certains pays pétroliers, l'échec du développement est nettement plus accusé faisant retomber les revenus réels par habitant sous leurs niveaux d'avant les années 1960, quand il n'a pas précipité la plongée des communautés dans l'abîme sans fond de la guerre civile ! Entre 1970 et 1993, les pays en développement ne disposant pas de pétrole se sont développés quatre fois plus que ceux riches en pétrole. Une étude exhaustive conduite par les chercheurs de l'université de Harvard sur un échantillon de 97 pays en développement a montré que les pays dont le produit national brut dépend pour une large part des revenus d'exportation des ressources naturelles ont eu une croissance économique anormalement faible entre 1971 et 1989 par comparaison avec les pays en développement démunis en ressources naturelles. Les résultats de ces travaux ont été confirmés depuis par les économistes de la Banque mondiale et du FMI. Le constat, fondé sur des études quantitatives robustes, est désormais irréfragable : les Etats qui dépendent financièrement des exportations des hydrocarbures (et autres ressources minières) comptent parmi les pays les plus fragiles économiquement, les plus autoritaires, les plus corrompus et, last but not least, les plus exposés à la violence politique ! La corrélation entre richesses en ressources pétrolières et le développement est négative : plus grande est la dépendance pétrolière, plus important est le mal-développement. Le fossé entre les promesses véhiculées par le pétrole et la réalité vécue du développement est devenu abyssal, atterrant. Il entretient ici comme ailleurs la frustration des masses quand il n'alimente pas la violence politique, voire l'effondrement des Etats et la guerre civile. L'occurrence dans le temps comme dans l'espace de cette corrélation inverse entre abondance en ressources naturelles d'un côté et contre-performances économiques de l'autre est une énigme qui appelle explication : pourquoi le boom pétrolier génère-t-il à terme le mal-développement ? Les spécialistes appellent ce phénomène : la malédiction des ressources naturelles (Natural Resources Curse). Le pétrole serait-il devenu «l'excrément du diable» pour reprendre l'expression frappée de Juan Pablo Alfonzo, le fondateur de l'Opep ? Evacuons tout de go un malentendu trop souvent invoqué : le problème ne réside pas dans la ressource naturelle in se et per se ainsi que le suggère le développement atteint par la Norvège dont le développement humain est le plus élevé du monde, mais dans un développement basé sur le pétrole. Le problème n'est pas inhérent au pétrole en lui-même mais afférent à la dépendance pétrolière. Comment la dépendance aux ressources naturelles génère-t-elle l'échec du développement ? Terry Lynn Karl, professeure de sciences politiques à Stanford, s'est attelée à la résolution de l'énigme dans un ouvrage séminal : The Paradox of Plenty. Suivons son raisonnement. Le boom pétrolier, avec la promesse de l'abondance des revenus qu'il véhicule dans son sillage, suscite les attentes sociales et augmente la tendance des gouvernants à la dépense publique. Les trajectoires des pays de l'Opep se retrouvent uniment sur ce point décisif entre tous : les gouvernements allongent le train des dépenses publiques de manière disproportionnée au boom pétrolier lui-même (par le recours à l'endettement extérieur) et s'adonnent à des projets grandioses. Les exemples ne manquent pas : la «voiture nationale» en Indonésie, le plus grand aéroport en Arabie Saoudite, le fleuve artificiel en Libye, la station touristique dans les montagnes au Venezuela, la grande mosquée d'Alger, etc. L'abondance des revenus pétroliers n'encourage pas seulement la mauvaise allocation des ressources publiques, elle affecte également la qualité de la gestion des finances publiques à travers le relâchement du contrôle fiscal. L'action conjuguée de ces facteurs favorise l'essor de la corruption (la fuite fiscale, la recherche de rentes) et achève de saper la productivité. «Dans un contexte de pression pour dépenser toujours plus, écrit Terry Lynn Karl, de généralisation de la corruption et de pratiques de mauvaise gestion, les périodes de booms pétroliers s'accompagnent d'un relâchement des contrôles sur les dépenses publiques. Puisqu'il n'y a pas de transparence dans la gestion des revenus pétroliers, des budgets parallèles sont créés.» L'Algérie est un cas d'école en la matière… Est-ce un hasard si les Etats pétroliers figurent parmi les pays les plus corrompus du monde ? La volatilité des prix du pétrole affecte les finances gouvernementales. Les gouvernants des Etats rentiers, piégés par la disproportion entre les prévisions budgétaires et les demandes sociales, recourent à l'endettement pour combler les écarts entre les revenus attendus et les revenus effectifs. Ce qui n'est pas fait pour déplaire aux banquiers qui considèrent les hydrocarbures comme une garantie à leurs prêts. L'arrivée massive et soudaine des pétrodollars augmente par ailleurs le taux de change réel de la monnaie du pays rendant non compétitif la plupart des produits d'exportation non pétroliers. La dynamique du secteur pétrolier provoque indirectement le déclin de l'agriculture et de l'industrie qui perdent leur compétitivité et tombent sous la dépendance du pétrole. Ce phénomène est connu sous le nom de la «maladie hollandaise» (Dutch disease), d'où le faible niveau de développement humain atteint par ces Etats. La rente, on le sait, consolide les régimes autoritaires, ici comme ailleurs. Mais il y a pire : des chercheurs ont montré dans une analyse régressive portant sur 98 conflits civils entre 1960 et 1999 – dont celui de l'Algérie – que les pays dépendants des ressources naturelles (pétrolières et minières) présentent désormais un risque de guerre civile de 23% par période de cinq ans contre un risque de 0,5% pour les pays non exportateurs de ces ressources. Tels sont les symptômes subsumés dans la catégorie conceptuelle de la «malédiction des ressources naturelles». Comment sortir de la dépendance pétrolière ? Pour répondre à cette question, le forum «les Débats d'El Watan» a convié le professeur Giacomo Luciani de la John S. Hopkins University (Bologne). Notre invité de ce mois est le coauteur de deux ouvrages qui ont fait date : The Rentier State et The Arab State. Ses travaux font de lui l'un des meilleurs spécialistes de l'économie politique des Etats pétroliers du Golfe. Giacomo Luciani a enseigné dans plusieurs universités dont l'Institut universitaire européen de Florence et Sciences Po Paris. Il animera une conférence-débat aujourd'hui à l'hôtel Hilton d'Alger de 14h à 17h.