Les massacres du 8 mai 1945, perpétrés par les forces d'occupation coloniale contre les populations algériennes sans défense à Guelma, comme à Sétif, Kherrata et dans d'autres régions du pays, continuent, 64 ans après, de susciter dans toute l'Algérie une indignation mêlée à une fierté. Ce jour là, alors que le monde entier fêtait la capitulation du nazisme dans la joie et l'allégresse, une terrible répression s'abattit sur le peuple algérien qui ne faisait que revendiquer, pacifiquement, son droit à la liberté et à l'autodétermination. Les témoignages des rares rescapés de ces épouvantables massacres se rejoignent et convergent pour relater, avec force détails, le récit d'un génocide planifié et programmé par l'armée coloniale et sa milice contre les populations civiles algériennes. Dans les rues de Sétif, dans les fours à chaux d'Héliopolis, au fond des gorges de Kherrata, mais aussi à Constantine et dans de nombreux hameaux de l'Est, 45 000 Algériens tombèrent ce jours là et les semaines qui suivirent sous le feu nourri des forces coloniales françaises. Leur tort était simplement d'avoir poussé un cri de liberté. Un autre cri de liberté. Le premier fut poussé à Blida, moins de 3 semaines après l'entrée des Français à Alger, plus exactement le 23 juillet 1830 lorsque les tribus des Béni-Salah et des Béni-Misra résistèrent héroïquement à une infanterie française forte de 1 500 hommes. Il y eut encore d'autres cris, plus assourdissants, ceux de l'Emir Abdelkader qui organise en 1832 l'Etat national, d'Ahmed Bey, d'El Mokrani, ou encore de cheikh Bouziane et de nombreux autres, mais "le cri le plus puissant sera poussé le 8 mai 1945 par des dizaines de milliers d'Algériens", soutient Debbah Hebbache, chef scout sétifien à cette époque. "La révolte algérienne, enclenchée le mardi 8 mai 1945 devant la mosquée de la Gare, puis la rue de Constantine (aujourd'hui avenue du 1er-Novembre, ndlr) à Sétif, pour se propager dans tout l'Est algérien et même plus loin, vers l'Ouest, constitua certes le prolongement d'une lutte qui ne s'arrêta jamais, qui se manifesta même une semaine auparavant, le 1er mai à Alger et dans de nombreuses autres villes du pays, mais elle restera l'étincelle qui fera jaillir Novembre", ajoute cet octogénaire. Cette journée se singularise aussi, rappelle Debbah Hebbache, par "l'ampleur et la sauvagerie d'une répression qui n'épargna ni femmes, ni enfants, ni maisons, ni même troupeaux". Rien pourtant ne laissait présager un tel déferlement de violence car, le vieil homme est formel là-dessus, "le défilé du 8 mai 1945, dont les détails ont été minutieusement préparés la veille, à Sétif sous l'égide des Amis du manifeste et de la liberté (AML) de Ferhat Abbas, se voulait pacifique". Il était question, se souvient cet ancien chef scout, de "créer une procession précédée de jeunes scouts, dont même des scouts français qui se dérobèrent par la suite, et qui devait traverser la rue de Constantine et la rue Georges Clemenceau (aujourd'hui avenue du 8-Mai 1945, ndlr) pour atteindre le Monument aux morts où une gerbe de fleurs devait être déposée à la mémoire de tous ceux qui sont tombés pendant la Seconde Guerre mondiale". Il reconnaît, néanmoins, que personne "ne s'est avisé d'interdire aux Sétifiens de brandir des drapeaux algériens confectionnés à la hâte, quelquefois à partir de drapeaux français auxquels on ajoutait du tissu vert". Selon le vieux Hebbache, c'est cette "bravade", conjuguée au chant "Min Djibalina" entonné par les scouts, aux banderoles où l'on pouvait notamment lire "libérez Messali", "halte à l'oppression", "liberté pour les détenus politiques", ajoutée au "gonflement inattendu" du cortège tout au long de son parcours, qui fit sortir les tenants du colonialisme de leurs gonds. Les fours à chaux pour "achever" les cadavres Ahmed Baali, octogénaire "bon pied, bon oeil", raconte qu'à la veille du 8 mai 1945, "nous avons reçu des responsables du mouvement national l'ordre de participer à une marche pacifique pour montrer au monde entier que nous voulions notre indépendance". La marche, qui s'était ébranlée vers 16 heures du lieudit El Kermat, pour traverser la rue d'Announa et le marché au blé, fut stoppée au centre ville par les forces coloniales. "Le sous-préfet Achiary, entouré du commissaire Toquart, du maire Maubert, du procureur de la république et du chef de la compagnie de gendarmerie nous donna l'ordre de nous disperser". Le vieil homme poursuit que devant la fin de non recevoir opposée à cette instruction, Achiary ordonna de tirer dans la foule. Il y eut deux morts, Boumaaza et Seridi et plusieurs blessés. Une grande panique s'en est suivie et la foule se dispersa dans tous les sens pour échapper à cette fusillade aveugle. Après un court silence, le vieil homme, le menton pris de tremblements, lève les yeux vers le ciel, comme pour mieux rassembler sa mémoire et conjurer l'atrocité de ce douloureux souvenir, et dit à voix basse : "il y eut ensuite ces fours à chaux, à Héliopolis". Ces fours hideux, qui sont toujours là pour vaincre l'oubli et que les Français utilisèrent pour faire disparaître des cadavres. Arrêté deux jours plus tard par la milice, El Hadj Salah réussit à échapper, par miracle, à la mort en s'extirpant des mains de ses tortionnaires qui venaient d'assassiner six de ses voisins à l'endroit dit Bab-Skikda. Il évoque ensuite, d'une voix étranglée, ses compagnons disparus et cite les Seridi , El Hachemi, Larbi, Touhami, Mohamed, Abdallah, Ahmed, Hmida, El Hachemi Ben Said, Zaimiaâ. Le secrétaire général de l'association du 8 mai 1945, Abdelaziz Bara, qui avait 12 ans quand ce génocide s'est produit, se souvient de la "chasse aux Musulmans" menée ce jour-là, de l'acheminement des cadavres vers les fours pour y être brûlés, des arrestations arbitraires et des tueries à grande échelle. "Notre association continuera de lutter pour la reconnaissance juridique de ces massacres en tant que crimes contre l'humanité perpétrés par le colonisateur", souligne-t-il sur un ton qui trahit une inébranlable détermination. Les Algériens qui sont morts, par dizaines de milliers, lors de tragiques événements "représentent le meilleur des exemples de militantisme et de patriotisme". Un exemple qui doit "servir aux générations montantes pour qu'ils sachent perpétuer le message du 1er novembre 1954 et tout faire pour que nul n'oublie", conclut le secrétaire général de l'association du 8 mai 1945. Synthèse A. C.