Qui se souvient encore du premier vers d'un célèbre sonnet de Joachim Du Bellay ? Ce vers qui a valeur de jolie ritournelle nous invite, comme malgré nous, à un voyage en poésie, dans le temps et l'espace. Ne croyez pas que j'aie l'esprit chagrin si je place cette invitation sous le signe des regrets. Les regrets incombent au poète du XVIe siècle qui se trouve en situation d'exil et trouve sujet à lamentation loin de sa « douceur angevine », donnant tout naturellement le titre de Regrets à son recueil de poèmes. C'est moins l'aventure d'Ulysse qui y est chantée, que le retour du héros chez lui, là où l'attend la douceur des bras de Pénélope. Comme lui, Du Bellay aimerait rentrer un jour chez lui. L'esprit en fête, je ne veux pas vous parler de la grisaille de l'exil mais de voyages, de ceux qui nous entraînent loin de ces pays qui nous ennuient, le cœur plein de rayons, des fourmis plein les jambes, la cervelle brûlante de curiosité, l'estomac noué par la faim de l'ailleurs. Forte des exemples littéraires de Sindbad le Marin, de Lucius d'Apulée ou du Persan de Montesquieu, je veux croire en la vertu du voyage qui ne forme pas que la jeunesse. Oh, bien sûr, tant d'épreuves nous attendent en chemin, mais courage ! N'oublions pas la juste récompense du marcheur : un peu plus de savoir, une petite connaissance de soi et du monde, un trésor à côté duquel la Toison d'or, rapportée par Jason, de la lointaine Colchide, ferait pâle figure. Forte de ces lectures vivifiantes où voyage et savoir sont indissociablement liés, je vous invite à lever l'ancre, séance tenante. Séance ? Séances qui se tiennent régulièrement sous la plume de poètes arabes dont le plus célèbre reste Hamadhânî. Des séances, des maqâmate, qui contrairement à ce qu'elles semblent désigner, n'ont rien de statique. Ce genre littéraire qui date du Xe siècle nous offre à lire des récits de voyage, narrateurs-personnages observant une halte le temps de raconter ce qu'ils ont vu, entendu, vécu. Le temps d'une « séance » à partager avec l'assemblée des lecteurs. Le temps d'un partage de savoir : les Séances répondent bien à l'invitation initiale. Mais la correspondance semble s'arrêter ici. Les Maqâmate de Hamadhânî n'ouvrent pas l'horizon souhaité de dépaysement. Seul le domaine de l'Islam y est visité, négligeant les territoires des « Infidèles », jugés indignes d'intérêt. Enigme et difficulté. Qu'y a-t-il donc à découvrir chez soi ? A quoi sert de voyager si c'est pour nous retrouver entre nous ? Et Dieu sait si les personnages animant les « Séances » voyagent ! Ils n'arrêtent pas, saisis par la fièvre... du savoir. Quel savoir hors de la différence et de l'altérité ? Enigme donc, doublée d'une difficulté à poursuivre sauf à trahir notre projet de voyage en quête de savoir. Plutôt que de changer de cap, essayons de trouver une bonne correspondance. Les séances de Hamadhâni mettent en scène deux personnages qui se partagent la narration. Le moins prolixe est celui qui bouge le moins. 'Isâ ibn Hichâm est chargé, en même temps que nous (l'assemblée des lecteurs), de recueillir le témoignage de Abu l'Fath d'Alexandrie, individu protéiforme et voyageur invétéré, voué à une déambulation effrénée, peut-être parce qu'il ne sait pas lui-même d'où il vient. Il existe tellement de villes qui portent le nom d'Alexandrie. Venu de nulle part et de partout, Abu l'Fath est sans cesse en déplacement parce qu'il lui faut vivre dans un monde où il n'a pas « sa » place. Il est l'équivalent du picaro espagnol poussé sur les routes, par la faim, cherchant ressources et subsistance auprès de concitoyens peu charitables souvent. A chaque « séance », changement de décor et d'identité jusqu'à nous en donner le tournis, jusqu'au moment où l'image se fixe, révélant le personnage du gueux. Non pas un mendiant, mais un gueux, un de ces fils des Banû Sasân, résurgence des brigands du désert reconvertis dans la débrouillardise citadine. Oui ! les temps ont changé ainsi que les hommes et leurs modes de vie, leur organisation et leurs mentalités. Les temps qui changent ont consommé la déchéance de l'homme qui a de l'éloquence comme Abu l'Fath d'Alexandrie. De la même manière, le poète, le chantre et le héraut de la tribu a perdu son statut dans une société nouvelle livrée à la servilité. Celui qui avait pour mission de faire l'éloge du clan et de son honneur est devenu un gueux dans la cour des princes. Les ailes du poète lui ont été sectionnées à la manière de l'Albatros de Baudelaire, le prince des nuées, tombé du ciel, réduit à boiter après sa chute sur le pont du navire, moqué par l'équipage. Quelle pitié ! Voilà donc le poète réduit à traîner sa gueuserie de cour en cour, de prince en prince, en des temps indignes. Pour en arriver là, point n'était besoin de traverser les frontières. La circulation fiévreuse et poétique du gueux, toupie tournant sans fin autour d'elle-même, à l'intérieur de son pays, se suffisait à elle-même. Je vous l'accorde, les Séances ne nous emmènent pas loin, nous ramenant même à notre point de départ : les regrets d'un exil plus cruel encore que celui de Du Bellay qui rêvait de revenir à sa « douceur angevine ». Quelle douceur et où, pour l'exilé de l'intérieur ? La douceur du savoir toujours, celui que l'on tire du voyage. Amer savoir, celui qu'on tire du voyage ! Le monde monotone et petit, aujourd'hui, Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image : Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui. Baudelaire, Hamadhâni : même combat pour la vérité comme tous les grands poètes. A lire et relire, toutes affaires cessantes. Séance tenante.