Il reste encore des images, beaucoup d'images, d'atrocités enfouies dans les mémoires de ceux et celles, Algériens, mais aussi «progressistes» français, qui les ont subies, vécues et vues. Jean Jaffré, jeune professeur de lettres qui venait juste d'être nommé en Algérie, en savait un bout. Et il le livre dans un témoignage précieux, qui démontre les ressorts du fonctionnement, brutal et inhumain, de la machine coloniale, dont les instruments répressifs étaient les services de sécurité et l'appareil judiciaire. Lui, Français métropolitain, qui venait donc de débarquer à Philippeville (actuelle Skikda), n'a pas été épargné par le rouleau compresseur répressif de la colonisation. Il le dit avec simplicité, sans haine, ni rancœur, dans L'Engrenage, un récit autobiographique qui relate des faits qui se sont déroulés bien avant le début de la lutte de libération nationale, en 1952 précisément. L'Engrenage est passé presque inaperçu à sa sortie, en 2004, en France. Seuls deux ou trois journaux en ont parlé et il demeure méconnu autant des lecteurs français qu' algériens. Arrêté comme un vulgaire brigand, criminel, il est jeté au cachot, puis traîné devant les tribunaux de Philippeville et d'Alger. Son crime ? Avoir pris la défense d'un adolescent algérien arrêté par des policiers parce qu'il «prenait le soleil» devant son domicile, un jour de grève de protestation contre l'arrestation de Messali El Hadj. «Pourquoi l'arrêtez-vous ?» L'intervention de Jean Jaffré a, sur le champ, pris les tournures d'un crime. Arrêté, menottes aux poignets, le jeune professeur de lettres breton, a été poursuivi, tenez-vous bien, «pour entrave à la liberté du travail». Eh oui, il était accusé, pour cette simple intervention verbale, d'avoir empêché les policiers de faire leur travail, celui de pourchasser les «indigènes» et de les arrêter à tour de bras. C'était, à l'époque, leur seul gros travail, qu'ils accomplissaient avec zèle. Et quel gibier exceptionnel ! Un Européen de France qui prenait parti pour un musulman arabo-berbère récalcitrant à l'autorité de la République. Bien sûr, Jaffré pensait que cette affaire ne serait qu'un incident de circonstance et qu'il allait s'en tirer dans la journée même après reconnaissance de la méprise et des excuses !. C'était méconnaître le système colonial. Jaffré n'était pas seul dans les geôles du commissariat de Philippeville. La nuit, «des chants de révolte, de confiance, et de défi lancé à nos geôliers» lui sont parvenus d'un cachot tout proche, dans lequel étaient enfermés des Algériens. Au matin, il devait comparaître devant le tribunal des flagrants délits. Le Français de France ignorait, comme il l'avoue, tout du fonctionnement des institutions judiciaires. M. Jaffré n'a pas mis longtemps pour découvrir le pot aux roses colonial : la discrimination érigée en système de gouvernement et une mascarade électorale imposant la domination des colons sur les autochtones. L'Engrenage met d'ailleurs à nu ce système électoral maison, mis en place par les colons. Cette pratique était menée, à l'époque, sous l'œil vigilant du gouverneur général, Naegelem, un socialiste de la SFIO. Il était «le maître d'œuvre, attentif, réputé pour son savoir-faire, de cette farce électorale généralisée, et qui s'affichait effrontément comme telle». A Constantine, cette «mission» était gérée par un spécialiste, un serviteur expérimenté. Il s'agit de Maurice Papon. Celui-là même qui sera jugé et condamné en 1998 pour complicité de crimes contre l'humanité commis durant la Deuxième Guerre mondiale. Papon était sous-préfet à Constantine, et l'auteur affirme : «On ne disait rien de son passé. Son expérience était trop précieuse dans ses fonctions présentes. Les prisons se remplissaient. Je me rappelle qu'on disait que quelqu'un était sous les verrous sous l'inculpation «d'outrage par le regard» à un fonctionnaire de police.» Ce criminel récidivera une dizaine d'années plus tard, à Paris, en qualité de préfet de police conduisant, le 17 octobre 1961, la répression sanglante des manifestants algériens. Dans l'ambiance qui régnait à Philippeville, faite d'arbitraire, de répression, d'injustice, il n'y avait pas de place pour un humaniste comme Jaffré. La solution était vite trouvée. Ce gêneur a donc été mis à l'ombre, «hors d'état de nuire au repos des gens établis», c'est-à-dire des colons. Des «cerveaux» de la colonisation ont monté tout une cabale pour «éloigner» le professeur de lettre de Philippeville. Parce que ses opinions dérangeaient «certains personnages» de la ville. «J'ai été arrêté, traîné menottes aux mains à travers la ville, condamné à trois mois de prison et enfermé pendant un mois et demi parmi les voleurs et les assassins, pour avoir simplement protesté contre les brutalités commises à l'égard d'un Algérien, c'est-à-dire pour avoir voulu défendre ce principe que nous sommes chargés d'enseigner à nos élèves : quelle que soient sa religion et sa couleur, tout homme a le droit d'être respecté.». Mais chez les colons, l'Algérien était tout juste un «indigène», comme en avaient décidé les dirigeants de la «patrie des droits de l'homme». Le récit de Jean Jaffré constitue un «témoignage précieux sur une époque qui n'en finit pas de nous interpeller et de creuser des sillons», écrivait en février 2005 Le Monde Diplomatique. Jean Jaffré était revenu en Algérie à l'indépendance. Il avait enseigné pendant cinq ans au lycée Bugeaud, actuel Emir Abdelkader. Il avait assisté au coup d'Etat qui a renversé Ahmed Benbella en juin 1965… «Ici commençait une autre et bien plus longue histoire…», conclut-il. La note de présentation relève que Jean Jaffré «donne à lire un témoignage précieux sur les milieux communistes et nationalistes algériens où son travail de militant l'a conduit comme par «effraction» dans l'arrière-boutique où se préparait l'événement historique», c'est-à-dire le déclenchement de la lutte de Libération nationale.