Dans sa Kabylie natale, toute une génération se souvient de cet homme trapu, inséparable de son chevalet pliant et de son tabouret en toile, constamment en vadrouille, tel un chasseur d'images, de sites, de paysages et de personnages. Issu d'une famille profondément attachée aux valeurs de son pays, Mohamed Zmirli était fortement marqué par son éducation et le milieu populaire où il baignait. A sa grande sensibilité, s'ajoutait un sens aigu de l'honneur et de la justice. Malgré une enfance très difficile, il poursuivit sa vocation artistique pour devenir peintre et sculpteur. En plus de sa pratique, il s'adonnait à de multiples recherches, s'intéressant entre autres à la peinture préhistorique et aux arts islamiques. C'est aussi un des rares artistes algériens à avoir écrit ses mémoires. Fils de Rezki Zmirli et de Yamina Chikhaoui, il est né le 18 février 1909 à Tizi Ouzou. Il résidait dans le quartier Lalla Saïda de la haute-ville, espace réservé aux «indigènes». Il n'avait que deux mois lorsque son père décède. Sa mère, ayant contracté un second mariage à Sidi-Naâmane, c'est une parente, Khedoudja Ali ben Tahar, qui a eu la charge de l'orphelin. Dès l'école primaire, il présente des dispositions pour le dessin, la peinture et le modelage avec la glaise. Il doit arrêter sa scolarité au «certificat d'études à titre indigène» pour aller travailler chez un commerçant et gagner sa vie en peignant des coffres de mariées aux motifs de paons et surtout de coqs emplumés, très prisés à cette époque. En 1924, il commande une boîte d'aquarelle et pastels à une manufacture de Saint-Etienne pour s'exercer à peindre les paysages qui entouraient la ville. Il travaille aussi comme caviste à l'hôtel Köhler sur la place de Tizi Ouzou. C'est là qu'il fait connaissance avec le couple Thalmann, des Suisses-Allemands sans enfants, propriétaires d'une magnifique villa mauresque appelée Villa Laperlier, située chemin Sfindja (ex-Laperlier) et qui étaient à la recherche d'un employé de maison ou plutôt d'un homme de confiance. Vers 1924, encore adolescent, il fait donc le voyage pour Alger, assis sur le toit d'un car de la SATA au milieu des bagages, des moutons et des poules (on y accédait par une échelle à l'arrière du car). La famille Thalmann l'accueille avec bienveillance. A Alger, il ne tarde pas à rencontrer une Strasbourgeoise, Elisabeth Seifert, qui fut pour lui, tout au long de sa vie, un soutien extraordinair dans sa vie d'artiste ou de militant. Cette belle union, qui a donné naissance à deux enfants, Farida et Ahmed, s'acheva en 1968, avec le décès de son épouse, inhumée au cimetière El-Alia. Mohamed Zmirli a vécu dans la villa de la famille Thalmann jusqu'au décès de ses propriétaires. En 1950, il construit à côté sa propre maison avec un soin particulier, allant jusqu'à sculpter les meubles. A Alger, s'affirmera son goût pour les arts plastiques. Il s'intègre à la vie urbaine sans jamais couper le lien ombilical avec Tizi Ouzou où il se ressourçait régulièrement. Dans la capitale, sa vie semble marquée par deux éléments fondamentaux : une famille, celle des Thalmann, qui le rassure (lui qui en a été privé), et une maison ottomane, la somptueuse villa Laperlier pétrie d'histoire. Son nouveau monde ne le déstabilise pas. Au contraire, il y trouve son inspiration, s'épanouit et se met à créer. Il vénère cette maison où il passe sa jeunesse, ce qu'il traduit en reproduisant ses moindres détails dans ses toiles : terrasses, salon, fontaine, jardin et cet escalier connu sous l'appellation d' «escalier des glycines», qu'il reprend sous différents angles. Le cadre exceptionnel de la villa est une source d'inspiration qui abreuve son esprit créateur. Il a peint plusieurs toiles la représentant. Il a pu y relever aussi de magnifiques et anciennes céramiques, ce travail s'inscrivant dans une démarche précise puisque Mohamed Zmirli, fréquentant Mohamed Racim, consacra 17 ans de sa vie à relever et réunir les symboles de l'art algérien. Il mit ainsi en œuvre le corpus des éléments décoratifs des anciennes demeures d'Alger. Il ne peint son premier tableau, une nature morte, à la peinture à l'huile qu'en 1930. C'est aussi à partir de cette année qu'il commence à s'intéresser aux expositions qui se tenaient à Alger, sans toutefois pénétrer dans les galeries car, mis à part une ou deux exceptions, la peinture était pour ainsi dire la chasse gardée des Européens. Lors de l'exposition de Mohamed Racim à la librairie Soubiran (ex-rue Dumont d'Urville, auj. Ali Boumendjel), il entre pour la première fois dans une galerie. En 1935, il adhère à la Société des «Orientalistes», parrainé par Gornes, maître ferronnier, et Pierre Second-Weber, artiste peintre connu dont la mère était sociétaire de la Comédie française. Encouragé par de premiers succès, il persévère et participe ensuite à tous les salons de cette société, ainsi qu'aux salons de la Société des arts et des lettres d'Algérie, de l'Union des artistes de l'Afrique du Nord (UAAN) et des artistes libres. Il a ensuite, chaque année et avec entêtement, participé aux salons de ces sociétés artistiques. Pour l'amour de l'Art, Zmirli est devenu autodidacte. Il a assuré toute sa formation par un effort strictement personnel, au point où il maîtrisait, en plus de sa langue maternelle, quatre langues : l'arabe, le français, l'espagnol et l'allemand. Il écrivait régulièrement et était passionné d'histoire. En 1944, à la sortie du studio de Radio-Alger, après une discussion un peu tendue avec Marcel Amrouche (frère de Taos et Jean-El Mouhouv) au sujet de Mohamed Racim, il rencontra ce dernier au niveau du cinéma ABC et lui relata le fait. Il lui suggéra alors de faire une exposition avec ses élèves et la poignée de peintres musulmans qu'il y avait alors. Racim lui fit part de l'ouverture prochaine d'un Cercle franco-musulman, présidé par De Tocqueville, et le charge d'organiser la première exposition des jeunes peintres et miniaturistes musulmans d'Algérie qui étaient au nombre de treize, dont Mohamed Temmam. Ce même nombre se retrouve à l'indépendance avec la création du Comité pour l'Algérie nouvelle qui devait se prononcer sur tous les aspects de la vie culturelle et organisa ainsi le Premier salon de l'indépendance, du 13 au 21 juillet 1962 à la salle Pierre Bordes (aujourd'hui Ibn Khaldoun). Zmirli adhère ardemment à ces initiatives d'autant qu'il a toujours été attaché au nationalisme et qu'en 1930 déjà, son militantisme lui avait valu des ennuis avec la DST. Avec une grande mélancolie En 1963, il est membre fondateur de la première association d'artistes de l'Algérie indépendante, l'UNAP. Sur le terrain, il est omniprésent : commémorations et semaines culturelles se succèdent, il sillonne le monde pour représenter cette Algérie qui lui est chère. Mais, derrière cet enthousiasme se cachent des incompréhensions qui le rongent. «Il est du nombre de ceux qui ont bien souffert de la manie classificatrice dont a, depuis trop longtemps, été affligée la rhétorique artistique algérienne éprise de l'exceptionnalité des êtres ; tant souffert, qu'il avait presque fini par ne plus exister…», écrivait en 2006, Dalila Mahamed-Orfali, directrice du Musée national des beaux-arts. Il souhaite en vain que sa singularité d'artiste soit reconnue et rejette son classement comme peintre naïf. En effet, dans une mise au point, il écrit : «C'est bien à tord que je suis classé comme peintre naïf dans la Collection musées d'Algérie, éditée par le ministère de l'Information et de la Culture. Autodidacte, ma peinture est impressionniste et tout à fait personnelle. Je ne dois rien à aucune école et je ne me suis jamais laissé influencer par personne». Pour clore cette mise au point, il cite Fernand Arnaudies, critique d'art, qui écrivait, lors de son exposition au Crédit municipal d'Alger en 1948 : «Nous avons apprécié l'effort de cet artiste qui s'est formé seul et qui, à force de volonté, de persévérance, parvient aux plus encourageants résultats. (…) On goûtera ces notes pleines de sensibilité, de juste observation et d'aisance dans le dessin consacré notamment à la très belle maison mauresque de Laperlier». L'œuvre de Mohamed Zmirli peut globalement être divisée en trois thématiques. En tant que paysagiste, il a peint d'abord la scène urbaine, Alger et sa baie, les ruelles et quartiers, le port et ses jetées et bien sûr, la mythique villa Laperlier. Son art accorde à la beauté de la cité une place prépondérante, même s'il conserve un indicible attachement à la région qui l'a vu naître, d'où ses tableaux sur les villages de Kabylie et leurs décors champêtres. Il est aussi un peintre de natures mortes s'épanouissant notamment dans les compositions florales. Enfin, c'est également un portraitiste campant sa mère, sa sœur et bien d'autres personnes. dont le portrait mémorable d'une figure de Tizi-Ouzou, cheikh Mekidèche, le couturier de Lalla Saïda. Selon le témoignage de sa fille, «à la fin de sa vie, il était très amer. Il est parti avec une grande mélancolie ». Et de poursuivre : «Parce qu'à l'époque, et vu l'état des choses notamment dans le milieu culturel et de la création artistique, mon père se sentait désabusé. Il s'était carrément retiré à partir de 1980 et préférait abandonner tout et consacrer le reste de sa vie à ses livres.» Depuis, il a finit par retrouver sa véritable place dans l'histoire de la culture algérienne, notamment grâce aux efforts de sa fille qui lui a consacré un beau livre, édité par le Musée des beaux-arts d'Alger en décembre 2006 à l'occasion de la rétrospective qui lui a été consacrée avec près de 120 tableaux. On notera que le 1er novembre 1987, il a été décoré à titre posthume par le président de la République. D'autres distinctions lui ont été décernées à titre posthume. Plusieurs expositions ont permis de revisiter son univers et de rappeler sa contribution à la naissance d'une expression algérienne, notamment en avril 2007 (Alger, capitale de la Culture arabe), avec l'exposition «Alger vue par Benaboura, Racim, Samson et Zmirli». Une galerie porte son nom à la maison de la culture de Tizi Ouzou ainsi qu'une salle au Musée national des beaux-arts d'Alger. L'itinéraire très particulier de Mohamed Zmirli force le respect et l'admiration. Il a forgé seul sa réussite, à l'école de la vie. Il peignait avec beaucoup d'amour. Décerner des distinctions à titre posthume est appréciable mais le véritable hommage à rendre à nos artistes vivants ou disparus, c'est de faire connaître leurs œuvres. Il mourut à 76 ans, en décembre 1984, en silence, chez lui et soutenu admirablement par ses deux enfants. L'Algérie perdait un des pionniers de sa peinture. Il fut inhumé au cimetière M'Douha de Tizi Ouzou qu'il avait peint dans sa jeunesse ! – Cet article est tiré de la conférence donnée par l'auteur au Pré-Saint-Gervais (Paris), le 28 juin 2008.