Ils ont entre les mains des bouteilles d'eau minérale mais ils savent qu'il y a une source d'eau pure à un jet de pierre du village. Ils se sentent plus à l'aise dans ce décor rocailleux que les personnes qui n'ont jamais quitté la région. «Nous avons ramené la dernière fois, un agent des services techniques de l'APC. Il avait un peu peur de venir avec nous. En vérité, c'est l'un des coins les plus tranquilles d'Algérie. D'ailleurs, nous allons y passer la nuit. Il y a suffisamment d'espace dans la mosquée que nous avons récemment aménagée.» Ils sont quinquagénaires et ils sont habités par un enthousiasme juvénile. Ils ont les larmes aux yeux en repensant au passé, même s'ils ne l'ont pas tous vécu, ils réentendent les bombardements de l'aviation coloniale et connaissent l'endroit exact où était stationnée la Légion étrangère, la soldatesque qui a fini par pousser la soixantaine de familles à quitter le village. «Notre village est l'un des premiers à avoir été évacué en 1957. Il sera bombardé et déclaré zone interdite. 17 chouhada sont tombés au champ d'honneur», nous dit Larbi Amejkouh, qui a quitté le village avec sa famille à l'âge de 9 ans. Il en garde des souvenirs douloureux. «Nous avions tous atterri dans des bidonvilles à Alger. Nous sommes entrés à l'école à l'âge de 10 ans et nos parents se sont sacrifiés pour nous faire survivre à ce déracinement. Mais ce sacrifice n'est rien devant les atrocités subies, ici, à Zekri, pendant la guerre». Amejkouh aura la chance de poursuivre des études et de faire carrière dans les banques. Il préside aujourd'hui une association qui travaille à redonner vie au village et assurer les conditions minimales pour les familles désirant se réinstaller à Alloune. «Nous sommes en train de recenser toutes les personnes issues de notre village. Elles vivent à Ouled Fayet, Souidania, Birkhadem, Bir Mourad Raïs…Nous sommes en contact avec les autorités locales pour amener l'électricité, l'eau et la route à notre village», révèle Amejkouh. Nous sommes à 80 km à l'est de Tizi Ouzou et à 180 km d'Alger. «Nous viendrons en masse nous installer s'il y avait le strict minimum au village. La vie est devenue difficile en ville», dira Salah, commerçant à Bir Mourad Raïs. Ils ont fui les bombardements pendant la guerre, aujourd'hui ils veulent fuir le stress de la ville. L'appel du village «Je suis né à Alger, mais si cela ne tenait qu'à moi, je viendrai m'installer définitivement au village», affirme Mohamed Belkif, proche de la cinquantaine en ajoutant : «Ici, les rapports sont authentiques. Je ressens une grande émotion en venant au village. Je ressens les souffrances vécues par mes parents même si je ne les ai pasmoi-même vécues. J'ai eu les larmes aux yeux à la levée du drapeau national au siège de l'APC de Zekri, le 5 juillet dernier. Dans la foule, il y avait beaucoup de gens de Alloune, venus d'Alger. Nous avons organisé un volontariat au village et assisté à la fête de l'Indépendance au chef-lieu de la commune». Mohamed n'a pas attendu le soutien des autorités pour reprendre racine sur la terre de ses parents. Il a acquis un terrain près de Yakouren, à une trentaine de kilomètres à l'ouest du village et s'est lancé dans l'élevage d'ovins. «Je m'installerai au village dès que les conditions seront réunies. Aujourd'hui, j'ai annulé toutes sortes d'obligations à Alger, pour être avec vous ici. Et je le fais avec grand plaisir», dit-il. Le déclic a été pour lui le décès de son père. Une soif inextinguible du village l'avait gagné. «Quand je ramenais mon père, il y a 20 ans, pour passer quelques jours au village, il se plaignait que je le dépose et que je parte à la plage d'Azeffoun. Aujourd'hui, je me sens plus attaché au village que mon défunt père», se souvient Mohamed. Une tentative de retour avait été tentée par quelques familles au cours des années 1970 et 1980, mais sans lendemain, les autorités n'ayant pas accompagné ce mouvement. Quelques maisons avaient été réfectionnées mais abandonnées une nouvelle fois. Vingt ans plus tard, les pouvoirs publics ne bougent toujours pas le petit doigt pour assister les populations déracinées dans leur désir de retour. L'amertume transparaît dans les propos de nos interlocuteurs. «La vraie réconciliation doit se faire avec les populations, qui ont été contraintes de quitter leurs villages et subir les affres de la guerre d'Indépendance. Nous considérons que nous n'avons pas encore accédé à l'indépendance, puisque nous n'avons ni électricité, ni route vers notre village. Cette nuit, nous allons nous éclairer à la bougie, comme pendant les années de la colonisation». La longue nuit coloniale Le discours des autorités se résume à ceci : «Habitez d'abord, les projets suivront.» Ce qui manque de bon sens. Les villageois ont été poussés à d'étonnantes initiatives, comme une lettre d'engagement où ils déclarent s'installer au village, dès que le minimum sera réalisé. Viabiliser un village serait-ce de l'argent perdu ? Et l'argent, à qui appartient-il ? Le captage d'une source, la réalisation d'un réservoir d'eau et d'une fontaine au village n'est pourtant pas au dessus des moyens des collectivités locales, de même que l'alimentation en énergie électrique, à partir d'une ligne se trouvant à 2 km à vol d'oiseau. S'agissant des routes, le secteur accuse un grand retard dans le désenclavement de nombreuses localités où toute politique de développement est mise en échec sans la réalisation des voies de communication. «Notre localité est tout à fait viable si on réalisait la route menant à Azeffoun. On est à 20 km du littoral», expliquent les citoyens qui n'ont pas peur de l'avenir économique. 10 km de piste séparent le village du chef-lieu de la commune de Zekri. Un engin a été envoyé récemment par l'APC pour dégager le chemin sur 2 km, un jour de volontariat. Le président d'APC estime que la priorité va aux villages habités, où les besoins sont encore nombreux, mais s'engage à soutenir les villageois de Alloune, selon les moyens affectés à la collectivité. «Nous avons déposé à l'administration de wilaya les fiches techniques pour l'aménagement de 27 km de chemins communaux», dit le P/APC. Située à 25 km à l'est de Yakouren, Zekri est, elle-même, une commune déshéritée, vivant des subventions de l'Etat. Elle est dépourvue de maternité, d'ambulance, de maison de jeunes, et l'unité de la protection civile la plus proche se trouve à Azazga, 40 km plus loin. «Nous étions là le 5 Juillet, nous serons là le 20 Août», disent les gens de Alloune. Ils s'accrochent au passé pour mieux revendiquer le futur. «Notre part du développement, nous ne la volons pas, nous l'avons payée de notre chair et de notre sang», disent-ils. Hicham, 12 ans, a convaincu son père, Salah, de passer la nuit au village avec le groupe. Il salue l'accord paternel en levant et en serrant le poing à la manière d'un joueur qui a marqué un but. «Ici, je peux sortir le soir, et me promener où je veux», nous dit-il. Pour lui, ce n'est ni la route, ni l'électricité, simplement l'espace et ce sentiment de liberté.