A la fin de la guerre, les positions de Ferhat Abbas évoluent vers des idées plus proches de la revendication de l'indépendance. Les dialogues menés avec lui par le Dr Lamine Debbaghine et le Dr Chawki Mostefaï, dirigeants du PPA, y avaient grandement contribué, et ce fut le Manifeste du peuple algérien, puis les Amis du manifeste et de la liberté (AML). Immense mouvement d'union populaire qui a marqué la lutte politique du peuple algérien contre le régime colonial. La tragédie du 8 Mai 1945 et la dissolution des AML ont provoqué la dislocation de cette union et emmené Ferhat Abbas à créer l'Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) et s'inscrire dans la vision du général de Gaulle qui voulait transformer l'empire colonial français en union «librement consentie»: l'Union française. Les députés UDMA proposaient en conséquence à l'Assemblée nationale française le projet d'une République algérienne fédérée à cette union. Ce projet a été également combattu par notre génération et rejeté, en même temps, par le gouvernement français. Aujourd'hui, avec le recul, je demeure convaincu que le combat contre la politique prôné par Ferhat Abbas, pour la solution du problème algérien devait être mené. Et il est heureux qu'il l'ait été. Le 1er Novembre a éloigné ce passé avec ses clivages politiques. Mais c'est l'homme de ce passé qui est accueilli au sein du FLN par les hommes qui l'ont combattu. Tous les dirigeants de première ligne de la révolution étaient, en effet, issus du PPA, son principal adversaire politique. L'événement n'était pas anodin et les contacts au début étaient un peu laborieux et prudents. Les retenues et les réserves étaient peut-être de la même nature des deux côtés. L'adhésion de Ferhat Abbas au FLN ne pouvait effacer d'un trait les traces d'un passé chargé de divergences politiques et idéologiques, mais aussi de préjugés et de séquelles de polémiques pas toujours heureuses. Mais l'adhésion de Ferhat Abbas était sincère, honnête et réfléchie. Il a su s'adapter à un milieu politique très différent de son itinéraire et de son expérience politique. Il a fait des efforts honnêtes pour s'intégrer à ce milieu, l'accompagner, le comprendre. Il l'a même aidé à maintenir et à consolider sa propre cohésion. Son apport au combat de la libération était considérable et son rôle au sein des organismes dirigeants de la révolution (CCE et GPRA) très important. Les contacts avec Ferhat Abbas ont commencé après l'installation de Abane Ramdane à Alger. Celui-ci me disait, en mai 1955, que ses contacts avec le leader de l'UDMA étaient encourageants et qu'il a été agréablement surpris par les dispositions de l'homme. Ces contacts entrepris par Abane auprès des acteurs politiques, on l'a su par la suite, préparaient le terrain à la tenue du Congrès de la Soummam qui a scellé l'union de toutes les familles du nationalisme algérien. Lors de ces assises, Ferhat Abbas et d'autres personnalités politiques d'horizons fort éloignés du PPA, font leurs entrées au Conseil national de la révolution algérienne (CNRA). Les décisions politiques et organisationnelles de la Soummam ont eu de grandes répercussions à l'intérieur comme à l'extérieur. Mais cette ouverture politique provoqua des remous dans les sphères dirigeantes de la révolution, notamment chez certains historiques. Ces remous se transformèrent en crise aiguë, après la sortie du CCE et lors la première session du CNRA, réunie au Caire en août 1957. Dans une première phase de cette crise, la contestation remettait en cause simplement tous les organismes dirigeants mis en place par le Congrès de la Soummam et son orientation générale. Mais un compromis sauvant l'essentiel des décisions du Congrès a pu être dégagé au prix d'efforts considérables de dialogue et de contacts. Ferhat Abbas a pris une part importante à cet effort de conciliation, au point que les contestataires, qu'on appelait les militaires, ont été surpris lorsqu'il s'est agit de la formation du Comité de coordination et d'exécution (CCE). Car au moment où ces contestataires reprochaient à Dahleb et à Benkhedda leur tiédeur à l'égard du projet insurrectionnel et insistaient pour leur élimination du CCE, ils tenaient à ce que Ferhat Abbas y figure malgré les réserves de certains, dont je faisais partie, mais pour des raisons différentes. Cela explique, en grande partie, que lors de la formation du GPRA, le nom de Ferhat Abbas était celui qui réalisait le consensus le plus large pour le présider. Le CCE, puis le GPRA, présidé par Fehat Abbas, connurent des phases difficiles et des crises internes. L'attitude de Ferhat Abbas, en ces moments là, a été toujours marquée par une volonté tenace de les résoudre ou les atténuer par le dialogue et la concertation. Arrive la grande crise de l'été 1962. N'étant pas convaincu des motifs invoqués par les deux camps, j'ai vainement essayé de persuader Ferhat Abbas de rester en dehors de la mêlée pour continuer de jouer le même rôle. Je n'ai pas réussi à le convaincre. Il a choisi de prendre position avec le bureau politique. Il me disait par la suite, et il l'a répété à d'autres amis, qu'il a regretté, énormément, cette prise de position. Il m'est arrivé quelquefois d'accompagner le président Ferhat Abbas lors de rencontres de chefs d'Etat. La trame de fond de toutes ces rencontres était évidemment la question algérienne. Mais certains gestes et paroles de l'homme sont restés en mémoire. J'en citerai trois significatifs à certains égards : – 1. Rencontre avec le président Jamal Abdennasser. Si mes souvenirs sont exacts, c'était la première rencontre entre les deux hommes, et il n'a pas était facile de l'organiser, car l'image de Ferhat Abbas dans les fiches des services de renseignements égyptiens était peut-être à l'origine de certaines réserves. Finalement, la rencontre s'est déroulée dans une atmosphère sereine, emprunte de respect et de franchise, même si elle manquait de chaleur. En quittant les lieux où nous avons été reçus, Ferhat Abbas résumait ses impressions dans cette phrase : «C'est un grand homme, dommage qu'il traîne une bureaucratie millénaire !» – 2. Rencontre avec le président Habib Bourguiba à un moment de brouille avec Jamal Abdenasser. Entre les deux hommes, tout le monde le savait, le courant ne passait pas. Leurs désaccords tournaient parfois à la crise ouverte. Au début de la conversation, Bouguiba commençait à évoquer cette brouille. Alors que personne ne s'y attendait, Ferhat Abbas l'interrompit brusquement : «Mon cher ami, cesse de te chamailler avec Abdennasser… (les deux hommes se tutoyaient)… Nous sommes en train de faire face à une guerre atroce et sachez bien que nous avons besoin de vous tous !» Je m'attendis à une réplique coléreuse habituelle de la part de Habib Bourguiba ; se fut un silence pesant qui me paraissait long. Puis Bourguiba esquissait un large sourire et change de sujet. Le message F. Abbas était bien reçu. Les conversations reprenaient l'objet initial de notre rencontre. – 3. Rencontre avec Sa Majesté Mohamed V (août 1958 moins de deux mois avant la formation du GPRA). Dépêchés en mission urgente auprès de Sa Majesté Mohamed V, Ferhat Abbas et moi fûmes reçus au palais royal dès notre arrivée à Rabat. Une grande tension régnait alors aux frontières algéro-marocaines dans la région de Béchar. Des heurts graves et regrettables ont eu lieu entre des éléments des deux pays. La circulation dans la région était fortement réglementée et un blocus établi autour de certains points de présence de l'ALN. Sa Majesté Mohmed V nous a reçu, comme il a toujours fait avec les responsables du FLN, avec simplicité et gentillesse. Informé de l'objet de notre mission, il entre directement dans le vif du sujet. «Vous savez que moi et le Maroc tout entier sont à côté de la révolution algérienne. Je peux vous assurer que cela ne change pas. Mais, en tant que chef d'Etat, j'ai des obligations envers mon pays et son unité territoriale. Il y a un problème de frontières entre nos deux pays et j'aimerais qu'on en discute maintenant. Je désigne le prince Moulay El Hassen pour présider la délégation marocaine.» L'audience était brève mais édifiante. Ce qu'on croyaient être des incidents locaux limités étaient en fait liés à un problème sérieux posé officiellement et solennellement. Ferhat Abbas était d'autant plus désolé qu'il devait quitter le Maroc pour un rendez-vous important. Il me demanda donc de rester à Rabat former une délégation sur place et mener les négociations avec les responsables marocains. Ce que je me suis forcé de faire. En guise de consignes, Ferhat Abbas me disait : «Ecoute mon cher Mehri, formellement, nos frères marocains ont peut-être raison d'évoquer la question des frontières. Cependant, ils choisissent très mal la façon et le moment de le faire. Nous ne pouvons pas les suivre sur ce chemin. Tâche de les persuader que l'intérêt des deux pays commande le renvoi du règlement de cette question après l'indépendance de l'Algérie». Après l'indépendance, je rendais souvent visite au président du GPRA. L'une des dernières visites que je lui ai rendue chez lui se situait juste après la défaite des armées arabes en juin 1967. Après un bref échange amical, je le brusquais : «Alors, Monsieur le Président, nous l'avons reçu encore la tannée !?» Ferhat Abbas, calme, me fixe un moment, puis, sans aucun signe de plaisanterie dans sa voix, me répondit: – «Mais, mon cher Mehri, nous allons vaincre !?!!! Comment Monsieur le Président Oui, nous vaincrons à force d'être vaincus !» Rahima Ahhai Ferhat Abbas