Ainsi donc, il aura fallu toute une guerre mondiale pour que Paul Valéry (1871-1945), entreprenne, en 1919, de coucher sur le papier le jugement suivant : « Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles. » L'homme de la poésie pure qu'il fût, se vit contraint par la force des choses de quitter sa coquille pour voir ce qu'il était advenu de l'humanité après la Première Guerre mondiale. Il donnait ainsi l'impression qu'il était inévitable à ses yeux de tâter de ses propres mains l'hécatombe pour avoir une prise directe sur le réel. Tout comme si la guerre n'avait pas existé auparavant. On le sait, depuis l'amnistie de 1918, il était devenu de mode de spéculer sur la civilisation et sur ses arcanes d'une manière générale. A la suite de Valéry, l'Allemand Oswald Spengler (1880-1936) devait tirer la sonnette d'alarme, annonçant ainsi le déclin de la civilisation occidentale au moment même où Hitler s'apprêtait à prendre le pouvoir. L'Anglais Arnold Toynbee (1889-1975), quant à lui, devait dire les choses autrement, ou plutôt, sobrement, en prenant appui sur toute l'histoire humaine. Dans leur richesse et leurs résonnances, si proches les unes des autres, ces géants de la réflexion, très confiants dans leurs talents, ont eu, en quelque sorte, à travailler sur le direct puisqu'ils furent submergés par une lame de fond inattendue. Jusque-là, le monde occidental, dans l'euphorie de ses découvertes scientifiques, ne s'attendait guère à un revirement de situation aussi brutal et dévastateur. Valéry, pour s'en référer à sa production poétique jusqu'en 1917, se sentait bien à l'aise dans sa civilisation : glorification de l'héritage gréco-latin et de celui de la Renaissance, déification, ou presque, des choses de l'esprit. Bref, rien ne pouvait troubler sa vision. Et puis, du coup, le voilà face-à-face avec un nouveau type d'incertitude, qui n'avait rien de philosophique, en ce sens qu'il venait tout juste de sortir des entrailles de la Première Guerre mondiale. Donc, plus question pour lui de demeurer sur ses arrière-gardes, d'où ses conférences et ses écrits en prose, entre 1920 et 1940, en vue de favoriser une paix durable en Europe et dans le monde. Ibn Khaldoun (1332-1406) n'aurait sûrement pas été surpris par la tournure prise par la civilisation occidentale , si le destin l'avait placé aux côtés de Paul Valéry et de tant d'autres penseurs en mal de saisir le pourquoi de ce grand chamboulement dans les mentalités, principalement, chez ceux qui détenaient le pouvoir, pour de vrai, dans la sphère occidentale. En historien, doublé de sociologue et de fin diplomate, le penseur maghrébin ne s'était pas étonné, outre mesure, des guerres fratricides en Andalousie qui devaient mener à la chute de cette dernière, ni des conflits entre les différentes dynasties qui gouvernaient tout le Maghreb au XIVe siècle, encore moins, de la ruée des Mongols sur le Moyen-Orient sous le commandement de Tamerlan (1336-1405). Pour lui, la bédouinité comme la citadinité, c'est-à-dire la civilisation, ont des durées de vie décelables au travers de ceux qui détiennent les rênes de la gouvernance. Ainsi donc, l'esprit de corps est limité dans l'espace et dans le temps, aussi bien dans le monde des bédouins que dans celui des citadins. A ses yeux, tout consistait donc à savoir tirer son épingle du jeu. De ce fait, il aurait pu tempérer la conviction ou la croyance de certains esprits enclins à penser que la civilisation - n'importe quelle civilisation - est unidimensionnelle et intangible.