Même exposé à des revirements soudains ou face à la mort, l'homme poursuit toujours sa quête de l'absolu. A croire que celle-ci est inscrite dans son patrimoine génétique. Retiré au fin fond du désert, ou noyé dans les villes tentaculaires, sa démarche, parfois versatile, poursuit le même but. De Séville du XIIe siècle où il est né, aux villes du Moyen-Orient puis du Maghreb, le parcours initiatique du grand Soufi Abou Madyan devait l'amener, un jour, à Tlemcen. Face à l'endroit où il devait agonir, en 1198, il demanda : « Quel est donc le nom de ce lieu ? ». « El Eubbad », répondit-on. Il lança alors ce soupir de résignation : « Que ce lieu est propice au sommeil ! » On ne choisit pas sa mort, encore moins sa tombe. Abou Madyan, tout visionnaire qu'il fut, aurait-il donc transgressé la loi coranique qui stipule : « Et personne ne sait ce qu'il acquerra demain et personne ne sait dans quelle terre il mourra » ? Ou aurait-il, à l'instar des maîtres soufis, reçu ce fameux « coup entre les deux omoplates », le sésame ouvre-toi du Paradis ? Huit siècles plus tard, Paul Valéry, (1871-1945), lui fit écho en hasardant : « Je hume ici ma future fumée ». Natif de Sète, il se plaisait, à chacun des séjours parmi les siens, à se tailler une petite place dans le cimetière dominant la mer en vaquant, avec finesse et acuité, aux choses de l'esprit ou en réalisant des aquarelles de l'endroit. Par quel truchement le rapprochement entre un Soufi rompu aux élans extatiques et un poète possédé par la beauté géométrique devient-il possible ? A défaut d'outillage logique, la primauté revient aux tournures langagières, aux gestes esquissés ça et là et autres détails quotidiens de ces hommes exceptionnels. Là où Abou Madyan se fait direct en invitant gouvernants, comme disciples de son temps, à orienter le regard vers ce qui est endogène en tant que préalable au cheminement vers l'infini, Paul Valéry lance ses sentences et maximes dans son Cimetière marin comme prélude à ce même infini. Sagesse et humilité, d'un côté, exactitude et rigueur, d'un autre. A hauteur d'homme, le but reste égal à lui-même. « Le cœur, dit Abou Madyan sur un ton de haute sagesse, n'a qu'une direction. Quand il la prend, il s'éloigne des autres. » A quelques nuances près, Paul Valéry en dit autant, mais dans un sens purement philosophique, sans référence aucune au divin : « Un homme qui renonce au monde se met dans la condition de le comprendre ». Ainsi, « le lieu propice au sommeil » d'Abou Madyan, devient chez lui : « Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux, Composé d'or, de pierres et d'arbres sombres, Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres ; La mer fidèle y dort sur mes tombeaux ! » Comme Abou Madyan, Valéry finira par dormir pour l'éternité là où il l'avait désiré, près du rivage de Sète. Tout autre est la démarche du poète syrien, Adonis. La presse arabe de Londres rapporte que celui-ci, par une sorte d'affinité quelque peu forcée avec le monde du soufisme et des visionnaires, a décidé, de son vivant, de se faire une place parmi ces derniers. Au centre du terrain verdoyant acquis dans son village natal, il a fait construire le mausolée qui accueillera, un jour, son corps. Extravagance de poète, dira-t-on. Mais l'acte poétique n'est-il pas extravagance par excellence ? Pour revenir à ses dernières proses, Adonis considère avoir atteint l'exceptionnel dans l'univers de la poésie. A ses yeux, gérer sa propre fin comme s'il en était vraiment le maître, ne relèverait guère d'une absurdité. Mais le statut de Soufi, de visionnaire ou autre, n'est-il pas attribué par des gens ordinaires à des gens extraordinaires ou se prenant pour tels ? On ne cessera de s'interroger sur les prédictions de ces hommes exceptionnels, de procéder à la classification ou à la sélection des données les concernant sans pour autant parvenir à des réponses établies. Au bout du compte, comme le disait avec lucidité Simone de Beauvoir : « Personne ne peut connaître vivant la paix du tombeau. »