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«La culture est notre bouée de sauvetage»
Publié dans El Watan le 26 - 02 - 2009

– Lorsque vous avez reçu le prix, vous avez déclaré que c'était un événement d'autant plus important qu'il avait lieu en Egypte et que cela lui donnait sa saveur unique …
– L'Egypte a des rapports très étroits avec beaucoup de pays, mais ce qui caractérise les rapports entre nos deux pays c'est que nous avons eu des choses en commun à toutes les étapes de notre histoire. Comme s'il y avait des couches géologiques et archéologiques. A l'égal de l'Egypte à l'étape pharaonique, nous aussi avons eu au Soudan une civilisation proche qui a influencé et a été influencée par cette civilisation. A l'époque grecque, romaine, au moment de la Chrétienté, de l'Islam, du colonialisme européen, nous avons tout partagé et nous avons été influencés par ce qui se passait en Egypte. C'est notre destin commun. Par ailleurs, lorsque l'Egypte est en danger, les Soudanais, de manière quasi automatique, s'élèvent pour sauver l'Egypte. Au moment des Hyksos, ils ont participé à mettre dehors les envahisseurs. Ils ont aussi formé une dynastie soudanaise qui s'est prolongée une centaine d'années.
– Comment considérez-vous les prix culturels, surtout que vous venez d'accepter un prix qui a été refusé par l'écrivain égyptien Sonallah Ibrahim l'année dernière ? Pensez-vous que le fait de refuser un prix puisse être une résistance et une action politique ?
– Il est certain que l'écrivain et l'artiste en général, a toute la liberté de refuser ou d'accepter un prix. Mais le refus doit se faire d'une manière équitable. J'ai d'ailleurs exprimé mon opinion au sujet du refus de Sonallah Ibrahim, surtout que j'étais le président du jury qui l'a choisi pour ce prix. Selon ma façon de voir les choses, je peux qualifier cela de brutal. Le fait d'accepter le prix, de monter sur scène, de saluer les gens, puis subitement de refuser le prix me semble une manière d'agir rude. Il aurait pu déclarer depuis le début son refus du prix. Sonallah Ibrahim a déclaré qu'il avait voulu faire ce show. Moi, je ne suis pas pour cette manière d'agir. Mais du point de vue du principe, recevoir un prix dans son pays ou ailleurs est une preuve de reconnaissance et de respect. Je ne vois pas de raisons de refuser les prix. D'autant que les prix ne pleuvent pas de partout dans la vie. Lorsqu'un prix est décerné à un écrivain ou un artiste en général, à nous qui travaillons dans l'isolement, c'est une sorte de reconnaissance pour notre effort. C'est mon opinion personnelle, mais j'accepte qu'on veuille refuser un prix. Pour le prix Nobel, par exemple, je ne connais personne d'autre que Jean-Paul Sartre qui l'ait refusé.
– Vous avez dit que vous n'auriez jamais écrit si vous n'aviez quitté votre pays. Pourquoi ?
– Je le crois. De notre temps, peu de personnes arrivaient à terminer leurs études universitaires. Par ailleurs, la société dans laquelle je vivais avait des problèmes matériels. Nous avions besoin d'éducateurs, de médecins, d'agronomes, d'ingénieurs, etc. Vouloir être écrivain était une sorte de luxe, surtout que nous arrivions tous d'environnements plus ou moins pauvres. Nos parents ne pouvaient pas faire l'économie de notre travail dans la société. Ceux qui passaient les examens avec succès se dirigeaient vers les sciences. J'ai eu un très bon résultat et comme je venais d'un environnement agricole, j'allais faire des études d'agronomie. L'écriture est venue par hasard. C'est vrai qu'à l'école j'avais de bonnes notes en dissertation arabe ou anglaise. Je savais manier les mots. Le fait de vivre à l'étranger, de vivre l'isolement et la nostalgie m'ont poussé à écrire. J'ai écrit pour communiquer avec les miens. J'avais eu une enfance très heureuse dans le village où je suis né. Tout le village représentait ma famille. A Londres, je réalisais la perte que je venais de subir. L'hiver était atroce et je ne connaissais personne d'autant que l'étendue des champs avait été remplacée par les quatre murs de ma chambre. C'était une expérience dure, mais avec le recul, je trouve que cela m'a été utile.
– Et pourtant, vous dites souvent que l'écriture pour vous est douloureuse. Comment expliquez-vous cela ?
En effet. Tout d'abord l'écrivain doit s'isoler de la vie, de la société. Ensuite, il construit un monde illusoire en essayant de lui trouver une logique. Alors qu'il peut être en compagnie d'amis, aller au théâtre ou vivre tout simplement. Je dis toujours que l'art en général, et non seulement l'écriture, ronge la vie. Nous savons par la lecture des autobiographies d'artistes combien ce genre d'activité est douloureux. J'aime beaucoup Balzac, mais il a donné toute sa vie à l'écriture. Comme Al Mutanabbi, ce gigantesque poète a sacrifié sa vie réelle pour la gloire sans avoir vraiment su aimer. Je suis un écrivain qui écrit peu, non pas parceque je n'ai pas de choses à dire, mais parce que je ne veux pas me laisser prendre entièrement par ce que je nomme « les méchantes gardiennes du temple de l'art ». Si on fait son entrée dans ce temple, on est brûlé. Alors j'essaye de jouer à cache-cache avec ces gardiennes. Jusqu'à aujourd'hui, je crois, plus que jamais, que rien n'est plus important que la vie. Le succès ne peut compenser la perte de la vie. J'aime lire, voyager, découvrir les hommes. J'aime me réveiller dans une ville inconnue et vivre ce merveilleux sentiment d'étrangeté et de découverte. Vivre la vie comme elle nous arrive. C'est un point de vue que peuvent qualifier certaines personnes de dilettante. Mais cela me convient. J'aurais pu d'ailleurs vivre d'autres vies, comme le fait d'être agronome et jouir tout autant.
– Vous avez dit dans votre roman Marioud qu'il n'y a dans la vie que deux choses importantes : l'amour et l'amitié. C'est peut-être cela qui vous a fait revenir à l'écriture avec votre dernier texte Al-Mansi qui avait débuté comme un hommage à un ami décédé ?
– Peut-être. Au début, c'était un hommage à cet homme nommé Al-Mansi, un Egyptien de Haute-Egypte qui a vécu plusieurs vies et que j'ai connu à Londres. Mais aussi il m'attirait parce qu'il était le contraire de ce que je suis. Il avait des qualités qui me faisaient défaut, comme la hardiesse, l'audace, le fait de prendre d'assaut la vie et les choses. Tout ce qu'il avait accompli était un jeu, une manière de s'amuser. Sa vie était un roman fabriqué de choses vraies. Il m'a considéré comme un confesseur bien que nous étions du même âge. Un écrivain ne peut imaginer créer un personnage plus intéressant, quelqu'un de plus original. C'était une force de la nature.
– Mais avant Al-Mansi, que vous avez publié récemment, vous avez eu un grand moment
d'arrêt …
– J'ai écrit quelques nouvelles, mais surtout des articles journalistiques sur des sujets qui ont suscité mon intérêt. Un certain journalisme littéraire sérieux. J'ai traduit des extraits de Braudel, sur l'histoire et la poésie. Je ne me suis pas vraiment arrêté d'écrire.
– Pour revenir à Moussem al-héjra ila al-chamal (La saison d'émigration vers le Nord), qui est une œuvre majeure de la littérature arabe et qui continue à être perçue de la même manière, il y a une déchirure entre l'Orient et l'Occident, le Sud et le Nord. On a beaucoup parlé de cela.
Envisagerez-vous le conflit entre l'Occident et l'Orient de la même manière si vous aviez à l'écrire aujourd'hui ?
– J'avais choisi de situer mon texte en Angleterre entre les deux grandes guerres mondiales. C'était une situation différente et notre monde était complètement colonisé. Peut-être qu'aujourd'hui il y a une hégémonie plus franche et plus violente. On ne pouvait auparavant agir avec cette dureté comme cela a été le cas pour la guerre d'Irak entreprise par les Américains. Au Soudan, en tout cas, le colonialisme était une chose affreuse que personne ne peut justifier. Toutefois, les représentants de ce colonialisme étaient des hommes polis et civilisés. Ils essayaient de présenter les vérités amères de manière quelque peu acceptable.
– Comment voyez-vous actuellement la scène culturelle dans nos pays, surtout que les problèmes politiques nous envahissent de toutes parts ?
– Il y a unanimité dans le monde pour dire que la culture est ce qu'il y a de plus important. Je pense qu'il y a une production artistique à tous les niveaux dans le monde arabe, et c'est bon signe. Je pense qu'il y a une effervescence culturelle, alors qu'on peut noter une régression sur le plan politique et économique. Au Soudan, il y a certainement un épanouissement culturel au niveau des Soudanais à l'intérieur ou de ceux qui vivent à l'étranger. Je pense que la culture est notre bouée de sauvetage et nous devons nous y accrocher.
|Repères|
|Il est né en 1929 à Markaz Marawi, au nord du Soudan, dans une famille de paysans modestes, ce qui le poussa à entreprendre des études d'agronomie à l'université de Khartoum puis à celle de Londres. Il a enseigné durant une brève période avant de travailler pour la section arabe de la BBC. Il a été représentant de l'Unesco dans le Golfe de 1984 à 1989. Ses six œuvres ont été traduites en 30 langues. La plus connue est Saison de la migration vers le Nord (1971), chef d'œuvre universel retenu en 2002 parmi les cent meilleures œuvres de l'histoire par un aréopage de 100 écrivains issus de 54 pays. Il est décédé le 18 février dernier. |
*Remerciements confraternels à la rédaction en chef d'Al Ahram Hebdo pour l'autorisation ainsi qu'à sa rubrique culturelle. L'interview a paru dans le numéro n° 548 du 9 mars 2005 sous le titre : «Je ne veux pas me laisser prendre par les méchantes gardiennes du temple de l'art.» Tayeb Salah venait de recevoir au Caire le prix de la 3e rencontre du roman arabe. Il est question dans l'interview de l'écrivain égyptien Sonallah Ibrahim qui, lors de la précédente session, avait refusé le même prix, arguant qu'il ne pouvait recevoir de reconnaissance d'un « gouvernement qui ne jouissait d'aucune crédibilité» ce qui entraîna une polémique en Egypte.


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