Auteur du fameux Le Télescope de Rachid qui commence à Alger durant la période Ottomane, il est aujourd'hui une plume reconnue dans le monde. En tant que romancier anglo-soudanais, où vous situez-vous par rapport à vos deux cultures ? D'abord,j'insiste toujours pour que l'on se réfère à moi, comme vous le faites d'ailleurs, en tant qu'Anglo-Soudanais. Je ressens le besoin de relever le défi des deux côtés de ces identités nationales. Je sens que si je prétends que je n'étais pas moitié Anglais, j'ignorerai la partie de l'histoire qui a fait que je sois né d'une mère anglaise et d'un père soudanais, c'est-à-dire ignorer l'histoire coloniale. Donc, je suis l'enfant d'un moment particulier de l'histoire qui me dit qui je suis et explique le contexte de l'écriture que j'ai décidé d'entreprendre. Où puisez-vous votre inspiration ? Au Soudan ? En Grande-Bretagne, ou alors dans d'autres pays où vous résidez, comme en ce moment en Espagne ? Je pense que je ne me considère pas comme cosmopolite, comme un urbain. J'ai d'abord essayé de comprendre les connections historiques et culturelles entre les deux pays, l'Angleterre et le Soudan, à partir de cette situation spécifique. Je suppose qu'un écrivain atteint une certaine forme de compréhension universelle en sachant que l'universel est toujours ancré dans le particulier. Puis-je me permettre d'insister ? Y a-t-il un « particulier » comme vous dites, plus important qu'un autre ? Le fait que j'écrive en anglais, que je vive en Europe, cela signifie que je suis conscient du besoin que j'éprouve à faire passer certaines choses et donc je le fais pour un lectorat européen. Mais cela ne signifie aucunement que j'écris pour tel ou tel lectorat, qu'il soit européen ou oriental. Ce dont je suis conscient, c'est que mon travail est de communiquer avec l'Europe, c'est probablement cela la vérité. Il y a un déséquilibre entre le flot d'informations et la puissance technologique entre le Nord et le Sud. Le Sud est inondé d'informations et de technologie venant du Nord, alors que le Nord ne connaît presque rien du Sud, en général bien sûr. Dans vos romans, vous êtes préoccupé par les départs et les arrivées. Pourquoi les questions de déplacements vous habitent-elles ? Je me sens concerné par les questions de mobilité, par le fait d'être entre deux lieux qui est une conséquence de ma propre enfance et de ma propre éducation puisque j'ai un pied dans chaque pays, l'Angleterre et le Soudan, et ne suis jamais à 100% dans l'un ou dans l'autre. Donc j'existe dans une sorte de dualité dans laquelle une moitié ne peut pas exister sans l'autre moitié, d'où cet intérêt. Dans ce sens, est-ce que le lieu ou le pays dans lequel vous résidez a une quelconque influence sur votre écriture, voire vos schémas de pensée ? Où que vous viviez, vous devez essayer de vous connecter à la réalité du pays, d'être intégré. De toute façon, le quotidien prend le-dessus et s'installe dans votre esprit. Le processus d'écriture d'un roman est long et lent et pour que les idées surgissent à la surface, il faut du temps. Cela peut prendre des années. Le processus de travail commence lentement. Donc on ne travaille pas dans le temps présent, nous sommes dans une dimension temps-espace, une espèce de continuité dans l'imagination et l'imaginaire qui est ponctuée par la banalité de la vie quotidienne. Vous avez votre enfance à Khartoum. Jusqu'à quel point cette période, que l'on dit cruciale, a-t-elle influencé votre travail de création ? En effet, j'ai passé mes années formatrices à Khartoum, de l'enfance à l'âge adulte. Bien entendu, cela influence et marque toute votre vie. Cette période colore ce que vous voyez lorsque vous êtes adulte. N'importe quel lieu que vous visitez ensuite est toujours comparé à cette base acquise durant l'enfance et on devient, qu'on le veuille ou non, une partie vivante de ce monde passé. Alors, pouvez-vous donner un exemple d'image de cette enfance soudanaise et qui revient comme un leitmotiv dans vos romans ? Plus qu'une image, plus qu'une photo, c'est le type de personnes rencontrées. Des gens, des amis de mes parents, qui sont gravés dans ma mémoire. Des gens éduqués, des intellectuels, des gens de savoir, tolérants, ouverts et généreux. Ce sont là les Soudanais que j'ai connus, et ce sont mes modèles. Ce genre de personnes, ce sont des gens désormais menacés au Soudan et cela depuis plus d'une décennie dominée par le sectarisme, l'intolérance et surtout l'ignorance. Je perçois dans mes romans une sorte de noblesse qui est récurrente sous une forme ou une autre, et la source de cette noblesse d'âme vient de ces années-là et des gens de cette époque-là. En Afrique, on fait souvent référence aux griots, meddahs... Avez-vous un lien, en termes de technique d'écriture, avec cet héritage africain qu'on appelle aujourd'hui le « storytelling » ? Il est vrai, comme vous le dites que j'ai grandi en Afrique, dans un lieu où les gens racontent des histoires tout le temps ! Mais, dans mon cas, pas de manière traditionnelle, plutôt comme une narration d'évènements sans fin. Mon père par exemple racontait des histoires sur sa vie, et cela durait des heures et des heures, et c'était des histoires qui racontaient avec fascination les histoires d'autres gens avec leur vécu et leurs expériences et c'est ce dont je me rappelle et qui m'a marqué et qui fait que j'aime raconter des histoires. Vous observez le monde autour de vous, la vie politique, la crise mondiale, la crise financière… Pensez-vous que nous traversons aujourd'hui une crise intellectuelle aussi ? Je pense que nous traversons une crise littéraire. Nous sommes en grand danger, car nous sommes encerclés par la technologie et que nous perdons de vue notre humanité. Le défi de ce XXIe siècle est de pouvoir vivre ensemble dans un monde où la population augmente de plus en plus et où les ressources diminuent de façon alarmante. Il faut savoir que la technologie ne résoudra qu'une infime partie du problème. Vos romans montrent que vous avez une relation forte avec l'Afrique. Ce continent est, dans une certaine mesure, en dehors de ce qu'on appelle la modernité. Ou pensez-vous que ce n'est pas le cas ? Je pense que l'Afrique est au centre de la modernité, dans le sens où la crise d'aujourd'hui et de demain se reflète sur le continent africain. Dans une certaine mesure, l'Afrique est le destin du monde. Notre destin dépend de la manière dont nous allons résoudre cette crise dans le monde et en Afrique en particulier. Que l'on parle des migrations illégales, de l'explosion des villes, de l'érosion et de la dégradation de l'environnement, des épidémies, des maladies à l'échelle planétaire, tout cela est présent déjà sur le continent africain. Dans ce sens, l'Afrique fait partie du monde et la solution est à trouver en Afrique. Dans vos derniers romans, il est de plus en plus évident que vous êtes préoccupé par l'écologie, d'où vient cet intérêt ? C'est une conclusion logique de ma position politique. En ce qui concerne les questions de justice et de redistribution des richesses qui m'ont toujours interpellé, il me semble que ces questions s'expriment maintenant car l'environnement, c'est ce qui va unir les peuples pour que l'on s'en sorte, dans le sens où cela permettra de dépasser les frontières et de commencer à réaliser que ce qui passe loin de chez nous va nous affecter où que nous soyons ! Ceci montre que c'est la question qui nous mènera à trouver les solutions politiques aux problèmes du monde et aux problèmes africains. Êtes-vous plutôt optimiste ? Nous n'avons pas le choix. Ou bien nous sommes optimistes ou bien nous périrons tous. Une dernière question un peu provocatrice : qu'est-ce qui fait un bon écrivain ? Oui, en effet ! Premièrement, écrire est une activité obsessionnelle. Ecrire n'est pas une activité particulièrement salubre, ni physiquement, ni mentalement, mais l'écrivain n'a pas le choix, une fois que l'écriture l'a trouvé. L'écrivain est lié alors à l'écriture à vie, qu'il réussisse ou pas, que le monde le juge bon écrivain ou mauvais écrivain. Je suppose que ce qui fait un bon écrivain, c'est de ne pas avoir peur de défier ses propres peurs et de se demander comment faire pour être toujours le meilleur dans ce que l'on fait ! Repères : De père soudanais et de mère anglaise, il est né en 1960 à Londres et a grandi à Khartoum. Après ses études secondaires, il rejoint l'université de Sheffield (Angleterre) pour y étudier la géologie avec le rêve de découvrir plus tard du pétrole dans son pays. Mais, habité par la littérature, il délaisse cette perspective de carrière. Il vit à Londres puis à Copenhague avant de s'installer à Barcelone exerçant les métiers de libraire, journaliste et traducteur. Son œuvre se compose de six titres : La navigation du faiseur de pluie, 1998 ; Le Télescope de Rachid, 2000 ; Le Train des sables, 2001 ; Là d'où je viens, 2004 ; Nubian Indigo, 2006 ; Latitudes à la dérive, 2007, tous édités chez Actes Sud pour leurs traductions françaises car Jamal Mahdjoub écrit en anglais. A propos de son identité culturelle, il a notamment affirmé : « Je suis écrivain africain, écrivain arabe, écrivain anglais : je suis multiple, je suis trois. »Jamal Mahdjoub a reçu le prix NH Mario Vargas Llosa de relatos, The Guardian Heineman African Short Story Prize et le prix Astrolabe du festival Etonnants voyageurs.