Le directeur général de la Sûreté nationale (DGSN) a levé récemment le voile sur une facette hideuse du système policier, mis en service par le régime en place, l'enquête d'habilitation... Il a avoué, sans avoir été soumis à la torture si familière à ses services, que les enquêtes d'habilitation pour la nomination des cadres supérieurs du pays étaient basées sur de fausses informations. Cela prouve que les cadres sont recrutés selon d'autres critères que la compétence, le mérite, l'honnêteté intellectuelle et morale. D'un rien, d'un rapport inconsistant, infondé, peut dépendre la fortune ou la disgrâce d'un cadre. Un tel pouvoir est lourd de dangers, quand il n'est pas contrôlé ou limité par des contre-pouvoirs. La nomination et la promotion des cadres est faite sur la loyauté au régime politique et non sur la compétence, le respect de l'éthique et de la déontologie. Des milliers de cadres ont vu leur avenir compromis, leur carrière brisée. Le directeur général de la Sûreté nationale a fixé sur lui les feux de l'actualité, en rompant avec le code du silence. Rien n'est plus difficile pour un policier qui a vécu dans le secret et l'opacité de fonctionner dans la transparence. Il a fait une analyse critique de l'action de la police et lui demande de rénover ses méthodes dans le domaine de l'enquête d'habilitation. Il faut en prendre acte, mais il ne faut pas s'y engouffrer. Il sera jugé non pas à la couleur qu'il annonce, mais aux actes qui peuvent être en contradiction avec ses propos. En principe un dirigeant algérien ne dépense son énergie que pour protéger son propre pouvoir, ses intérêts ou son avenir. Le discours de Ali Tounsi cherche-t-il réellement à faire la rupture avec le passé, ou à combler un déficit de crédibilité ou de légitimité ? Le loup se fait berger, mais sa voix risque de le trahir. Veut-il dire que quand on est allé très loin, il faut savoir reculer ? Est-ce seulement un effet de manches auquel il n'est pas rompu, sachant que le goût du secret, les méthodes occultes, les réseaux font partie de ses services, ou la mise en place d'une politique spectacle qui vise un objectif encore flou ? S'est-il livré à une manœuvre de diversion, ou est-ce la fin de la myopie politique du pouvoir dans la gestion sécuritaire du pays ? Le pouvoir qui confond l'art de gouverner avec celui de tricher, de biaiser, de manipuler, cherche-t-il par cette action psychologique médiatisée à rassurer les cadres ? Est-ce l'agitation présente de l'instance équité et réconciliation (IER) mise en place par le roi du Maroc Mohammed VI en 2004 qui a amené la monarchie à se déjuger de certains agissements commis en son nom, qui l'a poussé à parler ? L'exclusion des cadres est une des pages honteuses de l'histoire de la police. Elle est commise en connaissance de cause, consentie et ordonnée par les plus hautes autorités de l'Etat. Au-delà de la dimension symbolique de la destruction des rapports calomnieux, pensez-vous que le pouvoir a réellement décidé de décréter hors la loi de telles pratiques ? Le président Anouar Sadate a fait brûler à son arrivée au pouvoir en Egypte dans un feu de joie, sur une des grandes places du Caire, la population cordialement invitée au spectacle, tous les rapports établis par les services spéciaux du président Abdenacer visant ceux qui sont devenus ses soutiens. Il a mis en place de nouveaux services chargés de surveiller les nassériens devenus ses adversaires. Ali Tounsi veut remplacer les anciennes méthodes d'oppression, de répression, de domination, discréditées par de nouvelles mieux adaptées et plus efficaces. Désormais a-t-il déclaré : « Les rapports élaborés par les agents habilités devront répondre à des paramètres concrets et mesurables. » L'enquête d'habilitation n'est que la partie qui vient d'émerger d'un iceberg de terreur. L'enquête de sécurité est de loin la plus importante. La police n'est pas arrivée à concilier ces deux impératifs toujours contradictoires de besoin de liberté et de besoin de sécurité. Le pouvoir laisse à la police le soin de répondre de façon sommaire et toujours brutale à la question politique posée par les partis, les associations, les syndicats, les manifestants. Le régime politique se maintient par l'encadrement policier de la population, la délation rémunérée qui crée un climat malsain en suscitant des vocations de dénonciation, la répression des contestations. Pour la police seul l'ordre compte, à tout prix et même à n'importe quel prix. Henry de Jouvenel, ambassadeur supposant dans une revue intitulée La revue des vivants un dialogue entre un néophyte de la politique et un vétéran. Et le néophyte disait : « Mais qu'est-ce que l'ordre ? » Et le vétéran lui répondit : « Quand tu es monté sur le dos de quelqu'un et que tu le fais marcher, c'est l'ordre. Mais quand celui qui est dessous veut être dessus, c'est le désordre. » Pour innover et s'ouvrir, le pouvoir doit dominer quatre grands maux : le tribalisme politique, la corruption avec ses corrompus et ses corrupteurs, l'injustice sociale et le sous-développement culturel. Nombreux sont ceux qui estiment que Me Ali Yahia a été l'une des victimes des renseignements généraux. Confirmez-vous cet avis ? Je suis soumis depuis la nuit des temps aux enquêtes de sécurité par la Sécurité militaire d'abord, le DRS ensuite, et depuis six ans par les services de l'actuel ministère de l'Intérieur. Le pouvoir corrompt celui qui l'exerce. Militer pour les droits de l'homme en Algérie, tenter de les promouvoir par un travail pédagogique auprès de l'opinion publique, c'est s'exposer au contrôle de sa vie privée, du courrier, à l'implantation d'appareils d'écoute perfectionnés, à l'enregistrement clandestin, au redressement fiscal, à la prison et à la résidence surveillée au Sahara. Les étapes obligées de mon itinéraire n'ont pas été la voie de la facilité, mais celles de mesures excessives prises pour supprimer ou restreindre ma liberté, du fait qu'il y a intolérance envers toute activité non conforme à l'idéologie du pouvoir et une répression féroce de tous les comportements contraires à sa négation des droit de l'homme. La police manie l'inquisition, l'ex-communication, l'anathème envers tous ceux qui ne courbent pas l'échine devant les centres de décision. Il y a une logique policière qui fait que toute personne qui s'exprime à contre-courant de la politique définie par le pouvoir est mise en accusation et diabolisée. Lorsque la priorité est donnée au tout sécuritaire, l'espace de liberté est atrophié et les droits de l'homme jugulés. Pourquoi selon vous le pouvoir a toujours eu recours aux enquêtes d'habilitation ? La doctrine de la sécurité nationale suppose le contrôle permanent de la société par la police politique. Elle est placée au-dessus de tout et tout est bon pour la garantir. Elle a pour objet d'avoir une administration au service du régime politique. Ce quadrillage de l'opinion publique, le contrôle de la population pour s'assurer de sa docilité se fait par la police politique et les appareils idéologiques de l'Etat qu'elle contrôle, notamment la presse publique, la télévision unique, la radio unique. La police contrôle tout, dirige tout, conduit les Algériens dans la vie de la naissance à la mort. Elle place ses hommes dans toutes les institutions de l'Etat par le recours aux enquêtes d'habilitation. Elle élimine de toutes les structures de l'Etat tous ceux qu'elle considère à tort ou à raison comme étant les adversaires du système politique en place. Elle coopte ses propres cadres à toutes les fonctions importantes de l'Etat. La police politique place ses hommes sans se demander en toute conscience s'ils ont ou non les aptitudes nécessaires pour assurer ces fonctions, les charges qui leur sont confiées. Le recrutement des cadres se fait suivant le jeu de l'enquête d'habilitation par la cooptation étroite à l'intérieur des clans du pouvoir. Cela conduit naturellement à la médiocrité. Peut-on mesurer aujourd'hui les conséquences de la marginalisation de milliers de cadres ? Kiche disait dans son œuvre : « Souviens-toi que la compétence est une insulte pour ton supérieur. » Le pouvoir a brisé ou marginalisé par l'enquête d'habilitation la carrière de très nombreux cadres algériens qui avaient une perception exacte des problèmes du pays et de leur solution. Les intellectuels avaient deux voies à suivre, s'intégrer dans le système politique, à la recherche de privilèges, ou bien tenter de peser sur les événements pour rétablir le peuple et les citoyens dans leurs droits confisqués. Tout cadre qui n'est pas courtisan est considéré comme étant un adversaire du pouvoir. Il est, quelle que soit sa compétence, éliminé de toutes les fonctions importantes de l'Etat. Dans cette Algérie, qui veut se faire une place au soleil doit rejoindre le pouvoir ou une de ses factions. Il est vrai que l'ambition de faire carrière a conduit certains cadres à des comportements serviles et frileux. L'arrivisme est devenu une profession avec ses règles, ses convenances et ses méthodes. Des cadres préoccupés par les moyens de gravir les échelons de l'estblishment et d'acquérir de l'influence, n'ont pas ajusté leurs ambitions à leurs capacités. Ils sont en partie responsables du blocage de la société. Ceux qui détiennent des éléments de réponse aux interrogations que se posent la société sont exclus du pouvoir. Le problème des rapports tendancieux est-il circonscrit à la seule police ? Les rapports tendancieux ne peuvent être exécutés qu'avec l'unité d'action de tous les services de sécurité, DRS, police, gendarmerie. Les missions de la police incombent aussi à la gendarmerie qui dépend organiquement du ministère de la Défense, mais est mise à la disposition du ministre de l'Intérieur pour le rétablissement de l'ordre public. Le DRS est un pouvoir qui a développé ses ramifications dans le pays, en prenant le contrôle de toutes les institutions de l'Etat. Il est omnipotent et omniprésent, dispose de moyens humains et matériels très importants qui lui permettent d'infiltrer les partis, les associations et de disposer d'une armée de mouchards et d'indicateurs. C'est un appareil policier bien rodé, bien organisé, solidement implanté, en place sous le nom de la SM depuis l'indépendance du pays, et d'une redoutable efficacité. Il a pris le pas sur la justice. L'accusation est souvent basée exclusivement sur un procès-verbal d'aveux établi par ses services. Les déclarations suggérées sous la torture demeurent la reine des preuves. Il n'y a pas de solution policière aux problèmes de la société. Le pouvoir sous-estime l'étendue du traumatisme suscité dans la population par la répression policière. En votre qualité d'avocat, le pouvoir déciderait-il une réparation du moins morale en direction des cadres licenciés sous la forme d'un dossier fictif ? Les arrestations ou les procès intentés à des cadres économiques mis au pilori et livrés à la vindicte publique, illustrent un usage perverti de l'enquête de sécurité. Cela a conduit à une descente aux enfers, dont ont souffert et souffrent de nombreux cadres. Chacun de nous doit vivre l'humiliation et la répression de ces victimes comme un drame personnel. La répression fait naître par réflexe national la solidarité. Beaucoup de plaies ouvertes sont loin de se refermer. Il ne faut pas choisir les victimes des enquêtes d'habilitation à défendre, mais les défendre toutes quels que soient leur statut social ou leurs opinions politiques. Nous sommes conscients des difficultés et de l'ampleur du combat qui reste à mener contre les forces rétrogrades qui ont imposé la régression sociale. Les Algériens ne se conduisent pas par la répression, la hogra et l'exclusion, mais par la justice et la liberté. Cela exige que soient déférés devant la justice ceux qui au plus haut niveau de l'Etat ont agi hors la loi, par abus de pouvoir. L'opinion publique ne comprendrait pas que de tels abus de pouvoir ne soient pas sanctionnés par la justice. Il appartient à l'Etat d'entreprendre la tâche de réhabilitation des cadres, et dans ce domaine, les demi-mesures sont des contremesures. Les mesures de réparation risquent d'être vidées de leur substance, de leur contenu, ou sabordées par une administration aux ordres. L'action en justice doit être déclenchée par les victimes des enquêtes d'habilitation ou de sécurité.