En effet, le monde a évolué, mais pas dans le sens espéré. Notre modernité ou postmodernité est caractérisée désormais par l'irrationnel, l'indéterminisme et l'incertitude quant à notre avenir sur la planète. Ceci engendre une grande inquiétude et une angoisse tout aussi grande. Notre siècle, malgré le développement de l'industrie du spectacle et des loisirs, sera probablement celui de la psychiatrie. La crise de la rationalité scientifique a contribué au retour de la métaphysique, à des interrogations sur les commencements et les fins de l'existence, c'est-à-dire à la question du sens. C'est pour cette raison que l'on constate depuis un certain moment un retour brusque, pour ne pas dire brutal, vers la religion et la spiritualité, qui survient après une longue sécularisation des catégories religieuses anciennes et classiques. Comme le constate le sociologue américain de la religion Peter Berger : notre monde est furieusement religieux. Il l'est davantage dans certains pays musulmans. Notre siècle sera dominé par l'irrationnel. Le retour anarchique à la religion est déjà aggravé par une crise économique qui accentue les inégalités et une politique en crise que traversent même les démocraties, qui sont fragilisées par la mondialisation, entre autres raisons. La philosophie du progrès est aujourd'hui soumise aux brides du principe de précaution, ce que nos malékites appelaient déjà l'interdiction préventive (sad adh-dha'âri', dira un malékite). Le caractère le plus évident de notre postmodernité est l'accélération de l'histoire et la contraction de l'espace vu les moyens de communications et de transport de plus en plus sophistiqués… Les frontières tant politiques que culturelles deviennent très poreuses, les cultures s'interpénètrent et nous assistons à un double mouvement : d'une part, l'homogénéisation des cultures par une économie de marché qui passe par l'hypermassification et l'unification des désirs, favorisée par une industrie culturelle qui standardise les comportements en réduisant les citoyens à de simples consommateurs, et d'autre part, les crispations identitaires et les replis sur soi, ainsi que le retour aux spécificités culturelles, religieuses… Dans cet univers de turbulence planétaire, le retour à l'Islam se fait dans la frustration, voire dans la violence. Un retour chaotique. Si l'Occident continue toujours à tendre vers l'avenir, notre rapport au temps et au futur reste problématique. J'ai l'impression que nous, musulmans, nous conduisons une voiture où le rétroviseur est plus grand que le pare-brise. Nous avançons mais vers un passé imaginé, imaginaire. Nous avons raté le rendez-vous avec la modernité et nous voilà en train de le rater avec la postmodernité qui, elle, sera fort probablement asiatique. Il faudrait un renouvellement théologique, comme discours métaphysique qui réponde aux interrogations de notre monde et avec un langage audible et intelligible. J'ai l'impression que certains «religieux» vivent dans une autre époque et répondent à d'autres questions qu'ils ont choisies eux-mêmes de poser pour y répondre. Ils ne sont pas à l'écoute de leur temps. Ceci crée de plus en plus de distance entre nos jeunes et ces religieux qui, à leurs yeux, incarnent l'Islam. Il y a beaucoup de souffrance religieuse due à une vision et à une pratique qui renforcent la schizophrénie et le mal-être. Il faudrait penser une orthodoxie et une orthopraxie minimalistes.