Le débat sur la « hadatha », terme arabe par quoi on désigne le plus fréquemment le concept de modernité, pose plus de problèmes qu'il n'en résout. Le malaise est moins lié à l'usage étymologique du mot qu'à l'usage-problème de la notion. Car donner un équivalent sémantique au concept est une chose, restituer sa référentialité en est une autre. Il ne s'agit donc pas, à l'évidence, d'une querelle de mots mais d'un problème bien plus fondamental : celui du contenu normatif du concept. On doit — sous réserve d'une histoire conceptuelle qui reste à faire — la première occurrence du terme « hadatha » à l'intellectuel libanais Hassan Saab, lequel a introduit la notion en 1969 dans son Tahdith al aql al arabi (Modernisation de la raison arabe). Le terme, appréhendé dans une acception positiviste, désignait ici le processus de passage de la pensée traditionnelle à la pensée scientifique. Si le terme a, depuis cette date, incontestablement gagné en publicité, le concept de « hadatha », lui, est resté en revanche creux et sans véritable construction théorique. Là où, en Occident, le problème des enjeux théoriques de la modernité a mobilisé de grands efforts intellectuels et nourri de mémorables controverses philosophiques de Kant à Nietzsche, le débat sur la « hadatha » s'est réduit au Maghreb à quelques textes tantôt éclectiques, tantôt elliptiques, tantôt techniciens, sans jamais atteindre l'entreprise de la fondation théorique. Ainsi, Abdallah Laroui, et pour aussi étrange que cela puisse paraître, abandonne purement et simplement l'effort fastidieux de la définition : « Faute de pouvoir définir, contentons-nous de décrire », écrit l'historien marocain dans son Islam et modernité — un livre au demeurant marquant. Abdelmajid Charfi, s'il n'esquive pas la question, n'en fait pas davantage la ligne rectrice de son al Islam wa al-Hadatha. Dans cet ouvrage clé — dont une partie vient d'être traduite en français — l'islamologue tunisien opte, au grand regret de son lecteur, pour une définition pressée de la modernité : la « hadatha » y est définit, en passant, comme le procès du changement et de l'innovation (al ibtikar wa at-tagh'yyir). Mohamed Abed al Jabiri, auteur marocain très influent dont l'œuvre est révérencieusement entourée d'égards, ne consacre aucune réflexion théorique digne de ce nom sur la modernité ; tout juste se contente-t-il de définir celle-ci par la rationalité et l'historicité, quand il ne se hasarde pas à discourir sur la compatibilité entre charia et hadatha… Mohammed Arkoun et Hichem Djaït — pour rester dans le champ des sciences sociales — sont bien entendu de fort belles exceptions ; leur influence sur les nouvelles élites arabes est cependant trop mince face à celle qu'exercent Hassan Hanafi, Al Jabiri et leurs émules. Ces derniers opèrent, avec leur discours conciliatoire plus ou moins ambigu, un retour à l'épistémé islamique classique, celle-là même que le discours sur la hadatha a voulu précisément dépasser une fois pour toute. Aucun revers n'a été désormais épargné à la hadatha depuis les indépendances : tour à tour ou simultanément le traditionalisme, le populisme, l'autocratie modernisatrice, le fondamentalisme. Le dernier en date s'appelle le discours sur la postmodernité. Ironie de l'histoire ou ruse de la raison, c'est au moment où le débat sur la hadatha montrait des signes de vigueur intellectuelle (à travers la floraison des revues, des livres et des tables rondes) que le discours sur la postmodernité, importé d'Occident par-delà l'Aufklarüng, commençait à opérer sa dé-construction. La critique négative de la modernité, très appréciée en Occident, avait d'entrée l'heur de plaire aux adversaires de la hadatha. Son école de pensée leur offre une dignité intellectuelle inespérée ; son « arraisonnement de la raison » leur fournit les outils, élaborés en Occident, pour rejeter cette modernité apportée par ce même Occident. Avec sa critique radicale volens nolens des Lumières, de la raison universelle, de la subjectivité de l'individu et de la laïcité, la pensée de la différence et de la « fin de la modernité » procure un nouveau souffle aux ennemis de tous poils de la hadatha. Cette grille de lecture a le vent en poupe et est en passe de dicter les termes du débat intellectuel arabe. Il en est à titre d'exemple de ce prétendu « retour du religieux » constaté en Occident qui sert, ici, à relativiser la montée de l'intégrisme religieux dans les sociétés islamiques ! Ainsi l'on compare, avec une légèreté insoutenable, des sociétés qui ont institué la sécularisation et le pluralisme moral avec des sociétés qui n'ont pas encore rompu avec la Loi religieuse et l'idéal de l'Un-communautaire. Mais, de grâce, comment peut-on plaider la thèse de la postmodernité alors que la communauté, elle, est culturellement encore enchâssée dans la structure épistémique de la pré-modernité ?