Kangni Alem publie à Paris un roman qui revisite cette terrible et grande entreprise d'asservissement humain. Le romancier universitaire, mais aussi nouvelliste et dramaturge, Kangni Alem (lire son interview dans Arts & Lettres, 19 mars 2009), signe un roman sur la traite des esclaves d'une grande originalité, car il aborde une partie de l'histoire de ce que l'on appelle en anglais « The Middle Passage » (le passage du milieu), c'est-à-dire la traversée funeste de l'Atlantique de milliers d'Africains et d'Africaines vers l'Europe et surtout, vers l'Amérique.Quand on pense à l'esclavage, c'est vers les Etats-Unis que le regard se tourne. Avec ce roman simplement intitulé Esclaves*, le Togolais Kangni Alem raconte une partie de l'histoire de l'esclavage dont on parle peu : la traite des esclaves vers le Brésil. En effet, à travers un personnage superbement campé, crédible et plein de vérité, le romancier fait découvrir au lecteur tout un monde cruel animé par le gain et l'appât facile sur le dos d'innocents volés et kidnappés, ensuite vendus et revendus à des propriétaires blancs esclavagistes sans foi ni loi, l'histoire d'un commerce de la honte. Une véritable fresque historique est reconstituée à travers des descriptions allant à l'essentiel, sans mélodrame, à partir d'une région africaine, le royaume du Danhomé vers l'Europe et le Brésil. Vers 1818, la capture et la vente d'esclaves continuent malgré les différents traités d'abolition de l'esclavage. Si les premiers responsables de ce commerce d'hommes et de femmes sont sans aucun doute les Blancs, Kangni Alem n'hésite pas à mettre en scène les alliés des maîtres esclavagistes, des Africains eux-mêmes, comme l'ont fait d'ailleurs des écrivains comme Ayi Kwei Armah ou Yambo Ouologuem. Nombreux de ces collaborateurs se sont enrichis de ce trafic de capture et de vente d'êtres humains : « La traite et l'inimitié entre tribus allaient de pair, créant une situation d'insécurité profitable au commerce. Du lointain territoire des Ashanti à celui des Yoruba d'Oyo, en passant par les enclaves éwé, baoulé, mina et fon, le fléau de l'esclavage avait détruit les liens de respect et d'amitié entre les populations côtières, autrefois vendeurs des peuples à l'intérieur des terres. » Dans ce royaume d'Afrique de l'Ouest, le seul à lutter contre ce commerce et à dénoncer ceux qui aidaient les Blancs à vider l'Afrique est le roi Adandozan qui est vite destitué par ceux qui profitent d'un tel commerce. Le plus fidèle des fidèles du roi a été capturé et vendu à des négriers en partance vers le Brésil. C'est son histoire que Kangni Alem raconte. A travers une intrigue un peu compliqué, certes, le lecteur entre petit à petit dans un monde où la grande histoire se mêle à la petite histoire, et c'est ce qui fait la force d'un roman comme celui-ci qui permet de se rendre compte de la vie quotidienne des esclaves avec ses moments douloureux, mais aussi avec ses intrigues. Un véritable travail de recherche, de documentation a été nécessaire pour l'écriture d'une telle page de l'histoire de l'esclavage. Le talent du romancier réside dans sa capacité à recréer par le pouvoir des mots une histoire passée, grâce à une belle technique narrative, un superbe phrasé et une grande maîtrise de la langue française, comme on peut le juger à travers cet extrait : « Le Don Fransisco prit la mer le 10 juillet 1818, direction l'île portugaise de Sao Tomé, encore appelée l'île du Prince, afin de rafraîchir les esclaves avant la longue traversée. L'équipage profita de l'escale pour déverser toute l'eau embarquée au départ car l'eau de la côte sent toujours mauvais, comme si elle contenait un principe qui la pourrissait… Ensuite, méthodiquement, les marins fouillèrent la cale à la recherche de couteaux ou d'autres sortes d'instruments et d'outils que les esclaves avaient pu faire entrer dans le bateau, en les cachant dans l'anus, la bouche ou sous les aisselles. Le capitaine du Don Fransisco veilla à la fouille lui-même ». L'histoire exceptionnelle de ce maître des rituels du roi, surnommé Miguel, « nègre civilisé de nation fon, bien noir, sans barbe, grand et sec, yeux grands, bonnes dents, intelligent et très habile », comme le décrit un négociant en esclaves, un Anglais, pour mieux le vendre, et que nous narre parfois avec humour Kangni Alem. Les malédictions de cet esclave torturé, malade, exploité, reprenant du poil de la bête, rebondissent au bon moment lorsqu'il arrive au Brésil un 15 septembre 1818. L'histoire est véridique. Le romancier s'est déplacé au Brésil pour consulter des archives et des documents de l'époque. Sans entrer dans les détails tumultueux de l'histoire de cet esclave qui a pris part a des révoltes, jugé, déporté, revenu enfin en Afrique, sur le sol d'origine, un miracle, je peux dire que ce roman mêle vérité historique et belle imagination. Après Coca Cola Jazz, publié en 2002, et Un Rêve d'Albatros en 2006, Kangni Alem signe un roman où, en effet, histoire, mémoire et fiction offrent à lire un texte prenant, pour ne pas oublier. Esclaves de Kangni Alem. Editions Lattès, Paris, 2009.