Ce corpus juridique composé de 1065 articles est en effet critiquable à plus d'un titre tant du point de vue de son applicabilité que de sa portée vis-à-vis des justiciables. Il est inutile de s'attarder ici sur certaines aberrations telles que l'article 8 qui fait obligation aux justiciables de traduire les pièces de leur dossier en langue arabe au nom d'un nationalisme de mauvais aloi quand on sait que le Journal officiel est également publié en langue française. C'est aussi reconnaître implicitement que l'arabisation a été un échec patent, il va de même de l'hérésie juridique des articles 21 et suivants qui remettent en cause la sacro-sainte neutralité du juge civil en permettant au greffier et au juge de filtrer les documents des parties et de les communiquer eux-mêmes à la partie adverse. C'est en effet permettre au greffier et au juge de s'ériger en juge et partie alors qu'ils sont tous les deux étrangers à la cause soumise au tribunal. Il est inutile d'insister également sur la rédaction malheureuse de l'article 31 qui suggère que l'avocat doit présenter une procuration spéciale de son client pour retirer les documents qu'il a lui-même déposés au greffe du tribunal et qui portent son cachet ou pire encore l'article 602 qui exige de lui également une procuration spéciale pour le retrait de la grosse d'un jugement, alors qu'il a un mandat général par détermination de la loi qui le dispense de fournir procuration. C'est en tout cas l'interprétation que font actuellement les tribunaux et les cours de ces articles de loi. Toutes les dispositions du nouveau code qui posent problème sur le plan technique et pratique quant à leur applicabilité ont été abordées dans la presse par des praticiens du droit sans qu'il soit nécessaire d'y revenir. L'objet de notre modeste contribution, c'est plutôt de mettre en évidence la portée et les implications du code vis-à-vis du justiciable, car en fin de compte, c'est bien lui qui est le principal concerné en tant que sujet de droit. Mais du fait que le nouveau code de procédure civile et administrative est lui-même le produit d'une réforme globale de l'appareil judiciaire et pour la compréhension du sujet, il convient de faire une rétrospective en revenant à la situation anté tant il est vrai que l'étude du passé permet de prendre la mesure du présent et de conjecturer l'avenir. Pendant la période coloniale et jusqu'à 1962, l'Algérie avait une organisation judiciaire et un système de droit composé de tribunaux de droit commun tels qu'ils existaient en France, tribunal civil, tribunal de commerce, conseil de Prud'hommes, tribunal d'instance et tribunal de grande instance, tribunal administratif et cela dans le cadre d'un double ordre juridictionnel : l'ordre judiciaire composé à la base de tribunaux dont les jugements sont susceptibles d'être frappés d'appel devant les cours d'appel avec à son sommet la cour de cassation et l'ordre administratif composé à la base de tribunaux administratifs avec à son sommet le conseil d'Etat, la cour de cassation et le Conseil d'Etat tous deux à Paris et chapeautés par le tribunal des conflits. Ces tribunaux étaient en principe réservés aux Européens d'Algérie. Mais à côté de ces juridictions, il existait dans les grandes villes et les grandes agglomérations urbaines des juridictions dites de statut local, en fait «les mahkama de cadis» présidées par un cadi musulman qui faisait également office de notaire et dont étaient justiciables les musulmans, sauf en matière de crimes et délits. Dans ces deux derniers cas, les musulmans étaient déférés comme les Européens devant le tribunal correctionnel ou la cour d'assises. Alors que les premières juridictions avaient comme auxiliaires de justice les greffiers, huissiers, avoués et avocats en plus des syndics et des experts tels qu'ils existaient en France et appliquaient le droit commun dont le code civil est la base, les secondes avaient comme auxiliaires les «adels, bachadels et aouns» et elles appliquaient le droit musulman de rite malékite et les justiciables pouvaient être défendus devant elles par des oukils judiciaires. Les interprètes — traducteurs quant à eux — étaient communs aux deux. Mais à côté de ces deux types de juridiction, il existait aussi dans les zones montagneuses de Kabylie les djemaâs qui appliquaient les coutumes kabyles et des djemaâs au Sahara qui appliquaient les coutumes touareg. Il convient de préciser ici que les musulmans en général avaient une possibilité d'option pour les juridictions de droit commun en principe réservées aux Européens et cela pour aboutir à plus ou moins long terme à leur acculturation juridique par la sécularisation du droit, c'est-à-dire par la suppression des mahkamas et des djamaâs. Il convient de préciser également que la complexité d'une telle organisation judiciaire, la complexité de la procédure et la multiplicité des auxiliaires de justice intervenant à toutes les étapes du procès donnaient lieu à des procédures parfois éternelles en tout cas très onéreuses et qui étaient évidemment hors de portée des Algériens. Ceux-ci étaient donc contraints de s'adresser au cadi pour les affaires de statut personnel et aux djemaâs pour le règlement des autres litiges. Mais parfois, ils étaient tentés de se faire justice eux-mêmes, auquel cas ils se retrouvaient devant la cour d'assises et par conséquent au bagne. Telle était grosso modo l'organisation judiciaire pendant la période coloniale dont le moins que l'on puisse dire c'est qu'elle avait un caractère discriminatoire, discrimination juridique qui n'était en fait que la conséquence d'une discrimination économique. En 1962, l'Algérie ayant recouvré sa souveraineté nationale et dans le cadre de la succession d'Etats, il n'était pas possible à l'Etat algérien étant donné les priorités de l'heure de se doter dans l'immédiat d'une nouvelle organisation judiciaire et d'un nouveau système de droit spécifique. Mais le départ massif et précipité des Européens allait changer la donne et remettre en cause les dispositions des accords d'Evian qui prévoyaient pour eux le maintien de leur statut civil et partant l'organisation judiciaire qui avait prévalu jusque-là, il fallait donc parer au plus pressé. Une première réforme a été entreprise en 1962/1963. Elle avait supprimé les deux ordres juridictionnels, l'ordre judiciaire et l'ordre administratif, et uniformisé les juridictions dans un ordre unique avec à son sommet la Cour suprême créée par la loi n°62-218 du 18 juin 1963. Quant aux textes de procédure et ceux applicables au fond du droit, une loi a été promulguée le 31 décembre 1962 qui disposait dans son article 2 : «Toute la législation antérieure au 31 décembre 1962 est reconduite jusqu'à nouvel ordre sauf dans ses dispositions à caractère colonialiste, discriminatoire et contraire à la souveraineté nationale.» Le juge algérien était donc tenu d'appliquer la loi française jusqu'à nouvel ordre en écartant toutefois les dispositions qui auraient un caractère colonialiste, discriminatoire et qui seraient attentatoires à la souveraineté nationale. Mais cela était insuffisant. Encore fallait-il simplifier la procédure du fait de la suppression des deux ordres juridictionnels et supprimer les auxiliaires de justice tout en algérianisant les textes. Ce fut l'œuvre de la réforme de novembre 1965, juin 1966 prévue par l'ordonnance n°65-278 du 16 novembre 1965 portant organisation judiciaire et à laquelle avait présidé Mohammed Bedjaoui, alors ministre de la Justice et garde des Sceaux et dont l'objectif était, selon le slogan de l'époque, de «rapprocher la justice du justiciable». Cette réforme allait profondément bouleverser l'ordre des choses. Les tribunaux qui avaient existé jusque-là ont tous été supprimés, y compris les tribunaux d'instance et de grande instance pour être remplacés par un tribunal unique composé de sections spécialisées, les anciennes cours d'appel ont été remplacées par une cour composée, en plus des chambres classiques, d'une chambre administrative et au sommet de l'édifice la Cour suprême. Un code de procédure civile composé seulement de 479 articles a été promulgué le 8 juin 1966 et dans lequel la procédure a été simplifiée et réduite au minimum irréductible conformément à l'article 8 de l'ordonnance portant organisation judiciaire qui dispose : «La procédure devant la cour et les tribunaux est une procédure réputée sommaire». Les avoués et les huissiers furent supprimés par l'article 477 du code de procédure civile, complété par les décrets n°66-165 et n°66-166 portant également la date du 8 juin 1966. Les greffiers se virent attribuer, outre leurs fonctions normales concernant le secrétariat du tribunal, de nouvelles tâches héritées des huissiers, des avoués, des syndics et des commissaires priseurs. Les notaires ont été fonctionnarisés à leur tour par l'ordonnance n°70-91 du 15 décembre 1970 portant organisation du notariat. Seuls les avocats dont la profession a été réglementée par l'ordonnance n°67-202 du 27 septembre 1967 ont continué à exercer leur profession de manière libérale en tant qu'auxiliaires des parties. Enfin, pour parachever l'œuvre d'algérianisation de la justice, d'autres textes ont été publiés et notamment l'ordonnance n°75-58 du 26 septembre 1975 portant code civil. Comme on le voit, cette réforme avait simplifié au maximum l'organisation judiciaire ainsi que la procédure et surtout réduit les coûts pour le justiciable puisque les anciennes fonctions des auxiliaires de justice ont été supprimées et leurs frais pris en charge par l'Etat, à l'exception toutefois des honoraires d'avocat. La justice était devenue accessible à tous les Algériens quelles que soient leurs conditions sociales. Simplification de l'organisation judiciaire, simplification de la procédure, réduction des coûts et des frais pour le justiciable, telle a été la matérialisation sur le terrain du slogan : «Rapprocher la justice du justiciable». Evidemment, le but de la réforme exprimé par ce slogan était louable en soi — et ce n'était que justice — quand on sait les injustices et les discriminations de toutes sortes subies par les Algériens pendant la période coloniale. Mais il faut reconnaître que l'accessibilité de la justice pour le plus grand nombre de citoyens par la réduction des coûts de la procédure allait entraîner à plus ou moins long terme l'encombrement des tribunaux — et par conséquent aussi la Cour suprême – qui ne furent plus tenus par la qualité des décisions rendues mais bien plutôt par le rendement. Les juges étaient tenus de rendre un maximum de décisions dans les meilleurs délais au détriment de la qualité. Tout cet édifice va être remis en cause, la libéralisation économique aidant, trente-et-un ans plus tard pour aboutir à la réforme actuelle de la justice. Le coup d'envoi en a été donné par l'article 152 de la Constitution du 28 novembre 1996 promulguée par le décret présidentiel n°96-438 du 7 décembre 1996. En plus de la Cour suprême déjà existante, cet article institue un conseil d'Etat, organe régulateur de l'activité des juridictions administratives et un tribunal des conflits pour le règlement des conflits de compétence entre la Cour suprême et le Conseil d'Etat. Cet article a donc réinstauré les deux ordres juridictionnels qui avaient préexisté jusqu'à 1962. En conséquence de quoi la loi du 30 mai 1998 a remis en place les tribunaux administratifs et l'actuel code de procédure civile a énoncé la procédure régissant la matière dans son livre IV. Dans ces conditions, les anciens tribunaux tels que le tribunal de commerce, les prud'hommes etc., seront fatalement réinstallés à plus ou moins court terme et ce n'est pas le fait d'avoir regroupé la procédure civile et la procédure administrative dans un même code qui pourrait faire illusion. Celui-ci qui est la pierre angulaire de la réforme actuelle de la justice remet en place l'ordre ancien malgré les apparences. La preuve en est, c'est qu'en plus de la remise en place des deux ordres juridictionnels, il prévoit dans son livre V des modes alternatifs de règlement des conflits à savoir la conciliation, l'arbitrage et la médiation réglementés par les articles 994 et suivants. Désormais, le règlement des conflits n'est plus le monopole du seul tribunal. Il convient de préciser ici que le juge est tenu de proposer aux parties la médiation et, ce faisant, il se dessaisit de fait au profit d'un médiateur malgré les dénégations de l'article 995 alinéa 2, ce qui s'analyse ni plus ni moins comme un déni de droit. Le juge ne fait que consacrer, a posteriori, le procès-verbal d'accord des parties par ordonnance non susceptible de recours, ce qui ressemble beaucoup à un jugement d'expédient. Ce médiateur qui est appelé en France juge de proximité peut être soit une personne physique soit une association mais la loi ne précise pas sur quelle base juridique l'accord des parties doit être fondé. La médiation rappelle étrangement les anciennes djemaâ qui appliquaient le droit coutumier. En outre, l'article 32 prévoit auprès de chaque tribunal deux pôles spécialisés dont l'un est chargé notamment des contentieux relatifs au commerce international, mais dont on ne connaît ni la composition ni quels en sont les justiciables. D'un autre côté, il convient de préciser que toutes les fonctions des anciens auxiliaires de justice ont été rétablies et libéralisées, notaires, huissiers, commissaires priseurs auxquels viennent s'ajouter désormais les traducteurs-interprètes et les médiateurs. Il ne reste plus qu'à rétablir la fonction des avoués. Les frais et honoraires de ces auxiliaires sont évidemment pris en charge non plus par l'Etat mais par le justiciable lui-même. Celui-ci est tenu de payer les honoraires de l'avocat dont le ministère est devenu obligatoire même devant les cours, les frais de la traduction, de l'huissier, du notaire et de l'expert, du médiateur, du commissaire-priseur en cas de vente aux enchères sans compter les cautions qu'il devra verser au gré des aléas de la procédure et qu'il serait superfétatoire d'énoncer ici. Comme on le voit, en fait de réforme, il ne s'agit ni plus ni moins que d'un recul, que d'un retour à la situation qui avait prévalu avant 1962. Il ne s'agit plus de rapprocher la justice du justiciable mais bien au contraire d'éloigner le justiciable de la justice. Il n'est donc pas exagéré de dire que la réforme actuelle de la justice n'est pas une réforme mais une anti-réforme puisqu'elle ne fait que remettre en cause la réforme de 1965-1966 dans sa globalité sans rien y changer dans le sens d'une amélioration. En effet, une réforme est par définition un changement important d'une institution en vue de son amélioration. Or, avec la réforme actuelle, l'on passe d'une justice pour les masses à une justice de classes qui n'est accessible qu'aux personnes fortunées, à l'exclusion du plus grand nombre, encore que même les personnes fortunées seront dorénavant exigeantes quant à la qualité des décisions rendues. Il faut dès lors s'attendre, dans le meilleur des cas, à une hypertrophie de l'appareil judiciaire étant donné la multiplicité des intervenants à tous les stades de la procédure et donc à terme à sa paralysie ; au pire, à une défiance des citoyens à l'égard d'une justice qui ne répond plus à leurs besoins. Ils seraient alors tentés de se faire justice eux-mêmes de manière tout à fait expéditive, ce qui engendrerait une situation d'insécurité et d'anarchie avec comme conséquence un encombrement des juridictions pénales et des centres pénitentiaires. La réforme actuelle de la justice se situe aux antipodes de la réforme de 1965-1966 qu'elle remet totalement en cause sans l'améliorer.