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Chroniques de jours intranquilles
Publié dans El Watan le 13 - 11 - 2009

En 1993, trentenaire et guide de voyage en Asie, que saviez-vous de vos origines algériennes ?
Presque rien. On n'avait pas le droit d'en parler. Je ne connaissais pas le vrai prénom de naissance de mon père, Lémaouche, qu'il avait changé pour Jean-Claude en arrivant en France. Il y avait un réel déni d'identité. Je savais juste qu'il était né près de Sétif. Et puis, j'ai été élevé par mes grands-parents maternels, qui étaient Français.
En mai 1993, alors que vous n'êtes pas photographe, vous décidez de vous rendre en Algérie pour y réaliser un reportage d'actualité et retrouver une famille que vous n'aviez jamais vue. Vous connaissiez la situation du pays ?
Oui, mais par bribes télévisuelles. Mon inconscience était immense : le premier jour, j'ai visité La Casbah en touriste. On commençait à me suivre. Deux gosses ont ouvert la porte d'une maison et m'ont fait signe d'entrer. On est passés par le toit, ils m'ont guidé dans le dédale des terrasses jusqu'à la lisière du quartier et, refusant mon argent, ils m'ont dit : «Tu ne peux pas voyager comme ça ici.» Je me suis souvenu plus tard que, pendant ces premiers jours à Alger, je m'étais installé sur les marches de la mosquée de Belcourt pour prendre des photos très ouvertement. Je n'y connaissais rien. Et je n'avais jamais été confronté à un tel niveau de violence. Une de mes premières nuits, à El Harrach, chez des amis, mon lit bouge, je crois rêver et au matin j'apprends qu'un immeuble d'à côté a été détruit à la roquette. Un jour, je vais au café à Alger-Centre : plus de café. C'était fou. Et puis je suis parti pour Sétif, tenter de retrouver la famille de mon père. Tout était très irréel. Avant d'y arriver, j'ai rejoint à pied le site de Djemila pour le visiter. Evidemment, c'était fermé. Le gardien qui m'a ouvert était perplexe. Il m'a offert à manger et j'ai fait une sieste sur le site. En un mois, je suis allé à Constantine, Ghardaïa, Tizi Ouzou. A pied, en stop, en bus. Les gens me disaient «Mais qu'est-ce que tu fous là, toi ?» et prenaient toujours le temps de m'aider. Cette quête identitaire, que je me cachais à moi-même derrière le prétexte du reportage, ça résonnait chez eux : j'étais le type qui marche le long d'une route en pleine guerre et dit «Je suis venu pour trouver ma famille.» Malgré toute cette terreur, l'accueil des Algériens a été exceptionnel, d'une extrême gentillesse, partout. Ils m'ont porté. J'ai beaucoup voyagé, je n'ai jamais rencontré cette générosité, cette intensité ailleurs. Mais je radote avec ça…
De ce premier voyage en guerre, que ramenez-vous ?
Une famille, avec qui des liens profonds se sont tissés très vite, à qui je téléphonais régulièrement. Et la peur, bien sûr, la peur collective, la rumeur. Rien n'est vérifiable, tout est confus. Plus vous multipliez les liens, moins vous comprenez ce qui se passe. Il n'y avait aucune visibilité. C'était très perturbant. Traumatisant, en fait. Après ce voyage, je ne suis revenu qu'en 1997, avec mon père. Ça a été douloureux. Et à partir de là, je n'ai cessé les allers-retours.
Après ce second voyage, vous passez du noir et blanc à la couleur. Comment l'expliquez-vous ?
Je ne l'ai compris qu'après, on ne sait pas en le faisant, mais le noir et blanc, c'était la couleur de la quête des origines. En 1999, une grande amie m'a invité à Alger, j'ai découvert le pays autrement, je me le suis approprié. Et je me suis inscrit dans le paysage. Après, entre 2001 et 2003, j'ai sillonné le pays d'Est en Ouest, sur plusieurs voyages.
En 2001, vous écrivez dans votre carnet : «En Algérie, les jours sont plus intranquilles que jamais et les nuits toujours aussi noires.» La situation n'avait-elle pas évolué ?
Quelques jours après mon arrivée, à dix kilomètres d'Azzefoun, on tombe avec des amis sur un hélicoptère posé à la sortie d'un virage, qui lance des roquettes dans le décor. On était en plein ratissage. La famille à qui on rendait visite était terrorisée depuis trois jours. La rumeur disait que des barbus étaient passés par les plages, et leur maison donnait sur une crique. Ce n'est qu'une intuition, je ne suis pas un analyste, mais toute cette confusion a en un sens perduré, je crois, et les peurs se sont incrustées. Je trouve que les rapports entre les gens restent très violents, très forts et très violents. Photographier dans l'espace public reste encore un exercice difficile, tendu, qui génère la méfiance. Impossible presque, parfois, comme sur les lieux de massacre. En 2002, quand mon cousin m'emmène sans me prévenir à Benthala, je reste à peine une heure, avec un petit appareil. Et puis un gosse arrive qui nous dit qu'il faut partir, qu'on a été repérés. On ne sait pas si la menace est réelle, d'où elle vient, si on est dans le fantasme ou pas, mais du coup on embraye sur l'étincelle. Ça donne quinze photos où cette tension se voit. Beaucoup de gens sont fatigués, perdus. En 2003, lors de ma traversée, j'ai rencontré à Chlef une femme qui tenait sa ferme de ses parents. Elle me racontait en pleurant cette guerre et celle de sa mère, quarante ans avant. Comme si le malheur se répétait, que le travail de mémoire n'avait pas commencé, que quelque chose était bloqué.
Qualifieriez-vous votre travail photographique en Algérie de travail de mémoire, puisqu'il mêle carnet intime, archives familiales, instantanés d'un quotidien de guerre ?
Non, je ne suis pas photojournaliste, je ne collecte pas les témoignages. Et je me méfie des œuvres qui se veulent emblématiques. Humblement, ma petite histoire a été traversée par la grande. Evidemment, je commence à envisager de confronter mon travail au regard des Algériens, ça fait partie du processus de création. Mais il m'a fallu du temps pour digérer ce voyage de dix ans et ce périple intime. J'ai une piste avec le Centre culturel français, mais on cherche une solution pour exposer hors les murs, pour que ce soit plus accessible.
Comment vos proches perçoivent-ils votre travail, puisqu'ils en font littéralement partie ?
En France, c'est très compliqué. Les relations sont bloquées. En Algérie, la famille m'encourage. Ils adorent mes photos, je crois que c'est affectif. «Puisque tu as su venir jusqu'à nous malgré tout, partage ton voyage, montre tes photos», c'est-ce qu'ils me disent.
Vous avez refusé d'exposer votre travail lors de l'Année de l'Algérie en France en 2003. Pourquoi ?
Je ne me sentais pas à ma place. Il faut montrer le travail des artistes algériens qui pratiquent en Algérie, qui y vivent. Quel sens ça pouvait avoir de participer à ces festivités quand on voit leur extrême difficulté à diffuser leur travail au pays, à monter des projets, quand on voit les théâtres fermés, les cinémas qui meurent ? Ca n'avait pas de sens pour moi de montrer essentiellement le travail de la diaspora, bien qu'il y en ait de très bons, le problème n'est pas là. Cela a créé beaucoup de tension entre les gens.
Vous sillonnez aujourd'hui le continent africain, où vous menez des ateliers avec des photographes des pays que vous traversez. Que partagez-vous avec eux, vous dont le geste photographique (photos en mouvement, décadrées, discrètes, volées, voilées) s'est élaboré dans une guerre ?
Avoir pratiqué en Algérie, ça aide quand vous vous retrouvez à photographier dans les quartiers périphériques de Kinshasa. Mais vous photographiez avant tout avec ce que vous êtes. Votre geste vous révèle, et ce n'est pas qu'une question technique. Vos photos révèlent votre façon de vous mouvoir dans l'espace. Certains clichés de mon premier voyage montrent aussi certainement le malaise que je portais en moi. Tout fait sens. Et il est vrai que ma démarche photographique s'inscrit dans le mouvement, la notion de passage.
Comment déclinez-vous votre identité aujourd'hui ?
Algérien, Français, Français issu de l'immigration, Franco-Algérien. Je ne sais pas, peu importe. C'est une richesse et l'enjeu est surtout de réussir à savoir se construire avec ça, hors définition. Ca demande un effort et ça demande du temps, c'est certain, mais je crois qu'il faut arrêter de se faire expliquer qui on est.
|Pour aller plus loin||A VOIR
Jours intranquilles, chroniques algériennes d'un retour
Carré Baudoin, Paris, 20e arrondissement
Exposition jusqu'au 14 novembre
Goudron Tanger-Le Cap ou l'impossible voyage
Rencontres de Bamako, Mali
Du 7 novembre au 7 décembre 2009
A CONSULTER
Le site de Swiatoslaw Wojtkowiak. Et son travail sur Alger en général et sur les Nigérians dans la capitale. Sur http://nygus.info/minis.php?katId=37.
REJOINDRE
Sur Facebook. Des paysages, des portraits, des scènes urbaines, en couleur et en noir et blanc…
Le groupe du Club algérien de la photographie sur Facebook. Créé par Rachid Merzougui, Omar Sefouane et Walid Maireche.
Le groupe YAS, le coin des talents. Créé par Yasmine Bouchène. |


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