Durant l'importante manifestation Cinéma(s) d'Algérie, organisée à Marseille par l'association Aflam, le film de Farouk Beloufa, Nahla, a encore marqué. Première séquence, première claque ! Un générique qui s'ouvre, s'installe et va poser les bases d'un cinéma, d'une méthode et d'une expérience qui ne peuvent aboutir que sur une issue triste et désemparée. Nahla, film-somme, œuvre maudite car rarement caressée et surtout peu analysée. Nahla, c'est d'abord une femme, puis un homme, un couple qui s'observe, se déchire, se filme, s'aime… et finalement se meurt ! Nahla, personnage imaginaire qui pourrait faire penser à toute bien-aimée qui réinvente son amoureux dans un amour fusionnel et intemporel. Près de Nahla, un réalisateur, un filmeur de maux, un romantique transi qui écrit des images stupéfiantes de modernité, imprégnant un sentiment d'oubli. Il s'appelle Farouk Beloufa, réalisa ce long-métrage en 1979, puis, plus de nouvelles… Nahla fut montré en Algérie, dans quelques pays arabes et très peu en Europe. Entre 1979 et aujourd'hui, Beloufa s'est «baladé» entre réflexions cinématographiques et projets inaboutis. Il est intéressant, en 2009, de revoir ce film, de le confronter à la production mondiale et, surtout, d'entendre Beloufa qui, depuis quelques mois, revient sur le-devant des scènes, comme aux dernières Rencontres cinématographiques de Béjaïa. Voir aussi ce corps cinéphilique, meurtri par une injustice sans nom fondée sur des rapports de jalousie qui furent, sans doute, la cause de non diffusion du film à l'étranger. Gaumont et Daniel Toscan du Plantier étaient très intéressés, mais les dirigeants du cinéma algérien de l'époque refusèrent d'aller plus loin. Nahla (interprétée par Yasmine Khlat, aujourd'hui écrivaine) est une grande chanteuse libanaise. Autour d'elle, des amis aux métiers divers tentent de se frayer un chemin dans la normalité et ce, en plein milieu d'un Liban ravagé par la guerre. Le personnage-titre n'est pas forcément le fil conducteur de l'histoire, mais plutôt Larbi, journaliste et photographe algérien (interprété par Youcef Saïah) qui tente de comprendre les contradictions d'un pays qui s'effondre. Larbi observe, prend quelques photos et se retrouve continuellement dans des situations de haute tension. Il est évident que Larbi est Beloufa, celui qui cherche un peu de beauté dans un grand corps malade (son métier de capter des images n'est pas fortuit), celui qui assiste à ce revirement historique mais aussi à la perte de voix de Nahla lors d'une séquence magistrale de chant. La parabole est certes facile, mais elle ne déréalise pas les propos de Beloufa qui fait du cinéma pour réinventer son amour, quitte à franchir des étapes d'expérimentations visuelles, thématiques, personnelles et de surcroit réalistes. Parler de ce film capital dans le cinéma mondial, équivaut à prendre le temps de se focaliser sur les différentes pistes de lecture que nous propose l'auteur et, surtout, de ne pas se vautrer dans le «grandiose». Pour replacer Nahla dans le contexte du cinéma algérien, il faut se référer à son système de financement et de production. Dans les années 1970, un cinéaste algérien est un fonctionnaire d'Etat qui perçoit un salaire mensuel sans pour autant être certain de réaliser un film. Farouk Beloufa, après avoir étudié le cinéma à l'IDHEC (Paris), après avoir suivi des cours de Roland Barthes, après avoir rédigé une thèse, revient en Algérie avec des idées claires sur un cinéma méthodique. D'abord, un film de montage sur la guerre de libération qui sera censuré, puis l'assistanat auprès de Youssef Chahine et, enfin, Nahla. Le film sort en 1979 mais n'aura pas la carrière escomptée. Puis, Beloufa se perdra dans les archives du cinéma, bien que Nahla soit régulièrement cité lorsqu'on dresse la liste des 3 ou 4 films algériens importants. L'ayant vu plusieurs fois, et abusant d'un sentiment personnel, le film de Beloufa est devenu, au fil des années, une référence majeure. Désirs et labyrinthes Nahla épouse une forme spirituelle qui déconstruit les conventions du cinéma classique de cette période tout en dépoussiérant les codes narratifs, mais, de plus, il porte le fil qui capte la beauté humaine. Rejoignant la poésie de Zinet, Beloufa va plus loin en alliant émotion et désir sans politiser son filmage. Certes, les principaux messages de tolérance sont présents, mais Beloufa ne s'y attarde pas, se posant continuellement la question essentielle : comment créer un plan ? Faire un film, ce n'est pas épouser une convention, c'est la contourner et l'attirer vers un adultère forcé. En cela, Beloufa a réalisé en un film ce que d'autres ont tenté de faire durant une filmographie : une œuvre décloisonnée qui sort des sentiers battus tout en sensibilisant les publics. Une œuvre libre en somme ! Nahla fut scénarisé par Beloufa, Rachid Boudjedra et la défunte Mouny Berrah (excellente critique de cinéma), ce qui donne une envie irrémédiable d'étudier la petite histoire dans la grande, de présenter une suite de dialogues subtils afin de mieux cerner toute la contradiction des sentiments amoureux. Nahla est un film algérien qui fut réalisé au Liban, durant sa première guerre civile, avec une équipe algéro-libanaise. Or, il n'est pas nécessaire de connaitre l'histoire de ce pays pour accepter les propositions de l'Algérien Beloufa, tant le fond reste purement universel. Dès le générique, Beloufa installe toute sa cinéphilie et ses réflexions sur un art qui ne le dépassera jamais. Il n'a pas peur de se mettre en avant, mais il le fait de façon à ce que chaque spectateur pense qu'il est le vecteur du film. Dès les premières images, on assiste à une éclosion, celle d'une beauté qui se matérialise devant nous dans le plus simple des apparats. Un plateau de tournage TV, des techniciens, une voix hors-champs qui règle les derniers détails et Nahla qui s'offre à nous. En ce moment, il faut savoir écouter, être attentif aux différentes pistes sonores mais aussi à la musicalité discrète qui se cache dans le jeu du montage, dans ces mouvements de caméra qui enveloppent en quelque sorte notre désir de toucher la peau de Nahla, de caresser ses cheveux et, tout simplement, de lui déclarer son amour. Le générique se termine finalement sur l'objectif de la caméra, ce qui se passe de commentaire. Evidentes sont les affiliations à Godard (nous ne sommes pas loin de Vivre sa vie ou du Mépris) ou à Rozier (pour la construction faussement désinvolte). Mais, ce qui peut surprendre, c'est de l'inscrire, par exemple, dans le cinéma actuel pour en cerner mystérieusement et fondamentalement une relation avec Desplechin qui filme souvent les incertitudes amoureuses par le bais d'un montage nerveux. On retrouve cela dans les juxtapositions séquentielles dont Beloufa use et abuse sans modération.Quelque part dans Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle), Desplechin se focalise autour du personnage interprété par Emmanuelle Devos. (…) Cette nervosité, on la retrouve dans quelques séquences visant Nahla. Cette perte de voix, ce corps qui se détruit, tout cela est amené devant nos yeux par des souffles violents. Cette folie, cette rapidité d'exécution donnent une impression de dernière minute, Beloufa filme et enregistre comme s'il pressentait la fin d'une réflexion et surtout la fin d'une époque. Le réel, chez Beloufa, se perd dans les méandres d'un labyrinthe qui se finit sur le rêve. La première apparition de Nahla est très surréaliste, la séquence où elle perd sa voix est filmée symboliquement, et les séquences de détresse (surtout concentrées autour de Larbi) sont de l'ordre du cloisonnement, donc du cauchemar. Farouk Beloufa, avec Nahla, filma une parabole, celle d'une Algérie aux multiples contradictions. Pour cela, et surtout pour ne pas capter frontalement cette problématique, il décida de transposer cette réflexion au Liban, pays exemplaire pour sa mixité culturelle Orient/Occident dans les années 1970 est le résultat d'une inquiétude, d'une envie de clamer haut et fort que le monde tourne trop vite à la catastrophe et que la situation risque de se détériorer. Trente ans après, les visions prophétiques de Beloufa sont malheureusement d'actualité. La folie génère des injustices, et Beloufa ne fut pas épargné, cruelle perte pour le cinéma mondial !