Des murs blanc et vert, plusieurs policiers et quelques caméras. Le décor est vite planté autour de la maison d'arrêt de Serkadji de Bab Djedid et de celle d'El Harrach. Il est 8h. Les magasins qui bordent la rue et font face aux deux prisons sont envahis par des femmes voilées avec des couffins vides. Contre les murs sont adossés des jeunes qui fument la première cigarette de la journée. Parmi eux il y a quelques anciens détenus. Tous sont du coin et ont pris l'habitude de se retrouver chaque matin pour échanger les dernières informations sur les amis et les membres de la famille qui sont encore à l'intérieur ou qui viennent de sortir. Des visiteurs viennent de loin, de très loin parfois. Comme cette femme, la première visiteuse qui arrive près de la prison d'El Harrach. Elle traîne derrière elle deux enfants en bas âge. Elle s'appelle Amina et habite Lakhdaria. Son mari a été incarcéré pour une affaire de faux chèques, et depuis, elle fait chaque semaine le trajet jusqu'à Alger. «Je laisse mes deux aînés, qui sont au collège chez ma mère, et j'emmène les deux jumeaux que j'allaite, avec moi. Je prends la route en début de soirée pour Alger, et lorsque j'arrive dans la capitale, j'essaye de me garer dans un coin tranquille, pour le reste de la nuit. Au matin, je vais voir mon mari avec les petits et je reprends la route. Au début, je dormais chez de la famille, mais je ne veux pas m'imposer à chaque fois, donc je préfère rester dans la voiture en attendant que la prison ouvre ses portes.» A Serkadji, une femme se tient, hésitante, sur le pas d'un magasin d'alimentation générale. L'air perdu, cette jeune femme, qui ne dépasse pas les 25 ans, porte une longue robe noire qui accentue la pâleur de son visage. Elle plie et déplie nerveusement un sac rayé de rouge, flambant neuf. Enfin, elle ose aborder d'une petite voix le vendeur en lui expliquant avec des sanglots que c'est la «première fois qu'elle effectue une telle visite». Tout de suite, des femmes plus âgées l'entourent, la serrent dans leurs bras, essuient ses larmes et lui posent mille questions. Du bout des lèvres, elle raconte : «Je viens de Annaba pour voir mon mari qui a été arrêté après une bagarre à Alger. Le jugement définitif n'a pas encore été prononcé. Je ne sais pas du tout où j'en suis, personne n'est encore au courant, je ne l'ai même pas dit à mes parents, je suis venue en cachette.» Pendant ce temps, le vendeur rassure : «Ne vous inquiétez pas ma sœur, je vais vous aider à acheter ce qu'il faut.» Il choisit du sucre en morceaux – jamais en poudre car celui-ci est interdit – du pain et des fruits. Les produits laitiers eux aussi sont interdits, car trop facilement périssables. C'est avec des sanglots identiques que Selma, la trentaine, nous raconte son calvaire : «J'habite à Batna et depuis plus d'un an, je viens une fois par semaine pour voir mon mari, à la prison d'El Harrach. C'est vraiment dur parce que le trajet me revient cher, mais je ne manquerai pour rien au monde une visite. Je préfère me priver de tout et pouvoir lui parler une demi-heure par semaine. Il me manque énormément. Je n'ai même plus conscience du temps qui passe, je reste suspendue à un seul jour : celui de ma visite hebdomadaire. Et chaque semaine, ce sont les mêmes problèmes qui ressurgissent : dois-je prendre un taxi, le train ou demander à quelqu'un de me déposer ? Et dois-je tout acheter à Batna et le porter jusqu'à Alger, ou acheter à Alger même si c'est plus cher ? Et que dois-je lui prendre ? Quand je lui demande ce dont il a besoin, il me répond : rien ! Mais je sais que ce n'est pas vrai, qu'il dit ça pour ne pas m'inquiéter. Je le sais, parce que je fais pareil, pour ne pas l'inquiéter. » Un vieil homme, vêtu d'une large gandoura grise et accompagné d'un petit garçon simplement habillé d'un tricot de peau blanc et d'un short rouge, acquiesce douloureusement. Il désigne de la tête le petit garçon qui se cache dans les plis de sa gandoura en serrant contre lui une grande enveloppe blanche : «C'est mon petit-fils, je l'amène pour qu'il rende visite à sa mère – ma fille. Il ne peut venir que pendant les vacances scolaires. Aujourd'hui, il lui a apporté un cadeau : un collage qu'il a fait lui-même. Je ne crois pas qu'il ait l'autorisation pour le lui donner. Les envois papiers doivent se faire uniquement par courrier, mais je n'ai pas eu le cœur à lui refuser, il veut le donner lui-même à sa maman. On va voir ce que les gardiens en pensent. Ils sont généralement corrects avec nous.» Il entre dans la prison en portant le petit garçon toujours accroché à son enveloppe. Un autre homme en sort, mais reste devant la porte, qu'il contemple d'un air abattu. Son fils mineur y est enfermé pour la troisième fois. Il n'a que seize ans, et compte à son actif trois petits méfaits. «Il va bientôt sortir et je commence déjà à anticiper, j'ai peur de ce que la prison lui a appris, des gens qu'il y a connus. Je suis en train d'essayer de lui trouver un petit boulot, peut-être qu'il pourra ainsi repartir du bon pied, inchallah ! Mais ce n'est pas facile : les gens se méfient des jeunes qui ont fait de la prison. Pourtant si vous voyiez mon fils, un petit ange ! Regardez !» Il sort son téléphone portable et montre fièrement les photos d'un adolescent, vêtu d'une casquette bleu marine, le visage illuminé d'un immense sourire, un sourire libre et plein de promesses. Avoir un enfant emprisonné peut se révéler encore plus compliqué : en témoigne le cas de Zohra, qui vit en France avec ses cinq enfants. Lors d'un séjour en Algérie, l'aîné a fait ce qu'elle nomme «une bêtise», et a été incarcéré à la prison d'El Harrach. Depuis, elle prend chaque mois un avion low-cost pour le voir et lui apporter un couffin : «Mon fils voulait m'aider en gagnant de l'argent facilement pour qu'on puisse mieux vivre. Maintenant, je suis obligée de travailler encore plus et de priver les autres enfants, qui, d'ailleurs, comprennent très bien la situation. Ils m'aident du mieux qu'ils peuvent. A part eux et la famille proche, personne n'est au courant de ce malheur. Lorsqu'il sortira, il sera libre d'en parler ou de se taire, c'est sa vie. En attendant, j'ai beaucoup de mal à joindre les deux bouts. Pour pouvoir venir une fois par mois et lui apporter un couffin, je prends des vols low-cost de nuit, et j'attends à l'aéroport le lever du jour.» Ce problème de route, ils sont nombreux à le souligner. Ainsi, Rizlène et sa mère sont obligées de louer les services d'un taxi chaque semaine pour venir d'Oran à la prison de Serkadji, où le père de Rizlène est enfermé. «Nous venons chaque semaine, il y tient beaucoup et nous aussi. Parfois, on n'arrive pas à joindre les deux bouts, mais il nous dit qu'il préfère qu'on vienne les mains vides et qu'on ne lui apporte pas de mandat, plutôt qu'on lui fasse envoyer un couffin avec son frère, explique la mère, mais ça revient très cher. Heureusement que la petite a trouvé un emploi et qu'elle peut nous aider, sinon je ne pense pas qu'on aurait pu tenir ce rythme longtemps.» A El Harrach, les portes se referment. La journée est terminée et les derniers visiteurs s'empressent de sortir pour rentrer chez eux. Zohra presse le pas rapide, elle nous souffle au passage qu'il faut qu'elle se dépêche pour ne pas rater l'avion…