Prison d'El Harrach. Salle d'examen n°16. Il est près de 14h. Une quarantaine de détenus s'apprêtent à passer l'épreuve de sciences naturelles. Ils revêtent tous une blouse blanche qui dissimule leur uniforme jaune moutarde habituel. Les examens se déroulent sous l'égide de l'Office national de l'enseignement et de la formation à distance (ONEFD). Les candidats sont encadrés par des surveillants d'un autre genre, un personnel pédagogique externe, dépêché spécialement pour diriger l'opération. N'étaient les surveillants en uniforme gris postés à l'entrée de la salle, on en viendrait presque à oublier qu'on est dans un établissement pénitentiaire. Chaque détenu a sa petite table. Les candidats ont différents âges. Parmi eux trois femmes en foulard. Quelques-uns ont des poils grisonnants ornant des crânes dégarnis. Ainsi, les candidats-détenus ont troqué leur uniforme «moutarde» contre une blouse blanche qui les restitue à la vie civile le temps d'une épreuve scolaire. Néanmoins, les blouses ne cachent que le haut. Sous les tables, ils arborent tous le pantalon jaune safran de leur «tenue pénale» qu'ils traînent comme un boulet en tissu. Les encadreurs passent dans les rangs et commencent à distribuer les feuilles d'examen. Celles-ci sont à l'en-tête de l'ONEFD. Ils sont 321 candidats en tout (dont 11 femmes et 4 mineurs) à passer des examens de fin d'année à l'établissement pénitentiaire d'El Harrach. Il s'agit d'examens «de niveau», selon la terminologie de l'ONEFD, et concernent plus de 455 000 candidats à l'échelle nationale qui suivent ce qu'on appelle communément des «cours par correspondance». Parmi eux, 23 728 détenus répartis sur 122 centres d'examen dans l'ensemble des établissements pénitentiaires, selon le ministère de la Justice. Ces examens ont été programmés les 13 et 14 mai au plan national et les candidats issus de la population carcérale ne sont pas en reste dans ces épreuves qui permettent aux lauréats de passer au palier supérieur. Leur attestation de succès leur offrira la possibilité, en bout de course, de postuler au bac en s'inscrivant comme candidats libres. Le calvaire des familles de détenus Il nous a fallu franchir plusieurs portes de fer avant d'arriver à la salle d'examen. L'établissement pénitentiaire, situé sur les hauteurs de Belfort, s'annonce par sa longue muraille hérissée de barbelés longeant la rue Colonel Slimane Hanafi. Des fourgons cellulaires sillonnent régulièrement cette rue. En face de la prison sont alignées quelques épiceries qui sont très sollicitées par les familles de détenus. A droite du portail principal se dresse une entrée secondaire réservée aux visiteurs. Un couloir étroit donne sur deux salles d'attente, une pour les femmes, une autre pour les hommes. Les salles sont bondées de monde et laissent monter un brouhaha assourdissant. Elles sont presque aussi surchargées que celles qui abritent les prisonniers. Une plaque explique le planning des jours de visite. Le dimanche, c'est réservé aux personnes impliquées dans des actes de terrorisme ainsi qu'aux mineurs et aux femmes. Le lundi, c'est pour les familles des détenus de droit commun en attente de jugement. Les autres jours sont réservés aux prisonniers de droit commun définitivement condamnés. Une note déroule la liste des denrées interdites dans les couffins (sauces, boissons, fromages, yaourts, cachir, épices ou encore le couscous en été). Les familles entrent par petites vagues au parloir. A intervalles réguliers, une voix précédée d'une «musique de gare» annonce les noms des prochains visiteurs autorisés à entrer. Les familles peuvent ainsi attendre des heures avant de pouvoir rencontrer leur proche. Détail emblématique de ces visites hebdomadaires : le fameux couffin, avec ses anses en plastique, garni de victuailles. Ces couffins saignent littéralement les plus pauvres. Le couffin de la honte Entre la douleur affective, la souffrance psychologique, voire la honte d'avoir un fils en prison, et le coût des provisions, c'est carrément la triple peine pour les familles des détenus. «En plus du chagrin de voir son fils enfermé entre quatre murs, on doit se démener pour lui assurer un couffin bien rempli chaque semaine, et ceux qui viennent de loin doivent en prime payer au prix fort le transport. Vous savez, il y a beaucoup de familles dont les proches sont incarcérés à Aïn Oussera. C'est une véritable galère pour elles», témoigne le père d'un jeune condamné à quatre ans de prison pour un portable qu'il a revendu au marché. Il s'avèrera que le téléphone en question, qui lui rapporta à peine 300 DA de marge, appartenait à un jeune supporter assassiné dans un stade. «Mon fils ne le savait pas. Il n'a absolument rien à voir avec cette histoire. Mon fils a simplement payé le prix de sa naïveté. Ça lui apprendra à faire confiance aux Arabes !» fulmine ce père profondément miné, simple maçon de son état, qui gagne sa vie au petit bonheur la chance, et qui, chaque semaine, doit claquer 2000 DA à 3000 DA pour subvenir aux besoins de son fils. A un moment donné, une ressortissante malienne vient prendre anxieusement des nouvelles de son mari. «Il a été transféré à notre insu vers la prison de Berrouaghia», explique un homme qui l'escorte. Une autre femme éclate en sanglots et finit par «contaminer» sa fille qui fond en larmes à son tour. Des images récurrentes que l'on voit immanquablement aux abords des prisons. Des mères et des épouses éplorées, accompagnées le plus souvent de leurs enfants. Un spectacle des plus affligeants que celui de ces bambins qui se voient confrontés à un univers aussi cruel et lugubre. Parmi les autres visiteurs qui poireautent sous les miradors du «pénitencier», un citoyen qui s'est déplacé de Bouira. «Je suis venu hier (lundi, ndlr), mais on m'a dit que ce n'était pas le bon créneau. Le lundi, c'est pour les mandats de dépôt. Alors, j'ai dû revenir aujourd'hui. Mon frère chrawhalou, il n'a rien fait. C'est un DRH dans une entreprise. On l'a accusé d'avoir détourné un chèque de 30 000 DA. Il a été condamné à un an de prison ferme dont il a purgé sept mois». Sur le trottoir d'en face, des badauds peu ordinaires. Ceux qui viennent rôder par ici ont forcément un parent, un voisin ou un ami à l'intérieur. Un jeune homme au visage lacéré nous interpelle : «Vous ne seriez pas flen ?», lance-t-il en nous dévisageant. «J'ai un ami qui vous ressemble. Il devait sortir aujourd'hui. Je l'attends depuis ce matin. Ils ont libéré plein de monde aujourd'hui mais pas lui», s'inquiète-t-il, l'œil rivé sur le portail. Derrière les portes de fer A l'entrée principale, l'agent d'accueil se montre aimable et nous prie de repasser à 13h30, l'heure de reprise des examens. A l'heure dite, nous sommes invités à entrer et à attendre sous un préau, devant un grand portail métallique bleu. Sur une table, en face, sont amoncelés divers sacs vides. Un visiteur qui vient de sortir du parloir se sert d'un grand sac en plastique pour camoufler son couffin. Une jeune femme avec un bébé d'à peine deux mois dans les bras est invitée à entrer. 13h50. Nous sommes enfin autorisés à franchir le seuil de l'établissement carcéral. Un officier de l'administration de la prison nous réserve un accueil chaleureux. Il se charge de nous faire une visite guidée. Celle-ci se limitera, toutefois, aux salles d'examen. Un brigadier nous demande, au préalable, de déposer nos téléphones portables dans un casier. Cette partie du bâtiment pénitentiaire est réservée aux bureaux administratifs. A droite, la direction. A gauche, le bureau du juge d'application des peines. On est d'emblée submergés par l'émotion. On ne pénètre pas en ces lieux «impunément». Tout attire et attise notre curiosité. Nous traversons une cour parée d'arbres géants. Nous franchissons ensuite un passage équipé d'un sas de sécurité qui passe au crible nos sacs et notre matériel. Nous aboutissons à un autre quartier : une cour longiligne, avec des compartiments réservés aux visiteurs. Ce sont les parloirs. Des prisonniers reconnaissables à leur tenue de couleur moutarde vaquent à toutes sortes de corvées. Nous franchissons encore une autre porte de fer, tenue par des cerbères en uniforme gris, et nous nous retrouvons dans un autre quartier avec plusieurs salles. Ce sont précisément les salles d'examen. Chemin faisant, nous longeons une des salles réservées aux prisonniers. Une grille pratiquée dans un mur laisse entrevoir des paires d'yeux qui nous regardent avec envie. Dans la cour qui dessert les salles d'examen, un tableau détaille le planning des épreuves et des données statistiques sur la population carcérale concernée par ces tests. Le gros des détenus qui suivent des cours par correspondance sont inscrits en 1re année moyenne (138 sur 321). La «classe» la plus faible est celle de 2e AS avec 17 inscrits seulement. Ceux de terminale sont 24. Au total, ce sont donc 321 inscrits, tous paliers confondus. Ils étaient 399 à la base. 27 ont été libérés et 48 transférés ailleurs. «Vous avez des nouvelles sur l'amnistie ?» 14h. Nous voici dans une des salles d'examen. Les détenus paraissent… détendus. Formule presque «oxymorique» qui rappelle que la vie (et eux le savent sans doute mieux que nous) ne tient souvent qu'à un coup de «D». Tous les «élèves à distance» présents dans cette salle sont en 4e année moyenne. On se croirait dans un établissement scolaire ordinaire. Dans les autres salles, les candidats sont répartis selon différents paliers, allant de la 1re année moyenne à la 3e année secondaire. L'examen ne va pas tarder à commencer et nous n'avons que quelques minutes pour prendre un ou deux témoignages à la volée. Mohamed, 26 ans, est détenu à El Harrach depuis 17 mois. Corps fluet et visage émacié, il affiche cependant une mine plaisante. Mohamed est armé de conviction. «Qui sait ? Peut-être que ça me permettra de sortir d'ici avec un diplôme, quoique j'avais déjà un diplôme avant. J'ai suivi une formation en infographie», dit-il. Puis il demande d'une voix discrète : «Vous avez des nouvelles sur l'amnistie ?»Il voulait sans doute parler de la grâce présidentielle. Sauf que son cas est un peu compliqué. «Je suis en fait sous mandat de dépôt. Je n'ai pas encore été jugé. Je pense que le procès n'aura pas lieu avant octobre», susurre-t-il en glissant qu'il est impliqué dans une affaire de vol, sans donner plus de précisions. Au moment de passer au prochain témoignage, l'officier qui nous chaperonne juge utile de nous «briefer». Il nous demande gentiment d'éviter les questions sur l'identité des prisonniers, la raison de leur présence ici ou leurs conditions de détention, et de nous limiter à l'aspect pédagogique. Un autre détenu présent dans la même salle, âgé de 40 ans, nous en dit un peu plus justement sur le volet pédagogique de la formation en milieu carcéral. S'exprimant dans un français impeccable, il nous confie : «J'ai arrêté mes études au niveau du BEM et je tenais à les reprendre. Pour moi, c'est un nouveau départ. Ça me permet d'investir mon temps dans quelque chose d'utile et d'instructif. On s'ennuie moins. Nous avons tout ce qu'il faut, les livres, le matériel pédagogique, du coup, je passe beaucoup de temps à étudier dans la salle (de détention).» Interrogé sur le niveau de difficulté des épreuves précédentes (celles d'arabe et de technologie), il dira dans un sourire calquant sa fine moustache : «Celui qui révise n'aura pas de mal à franchir ces épreuves. Moi, en tout cas, j'ai bien révisé.» «Liberté, j'écris ton nom» Paradoxalement, alors que la majorité des pensionnaires de la prison considéraient les études comme des «travaux forcés» étant potaches, aujourd'hui, ils les appréhendent comme une bouffée de liberté. «Un nombre croissant de détenus s'intègrent dans un cursus scolaire et s'attachent à sortir de notre établissement avec un diplôme. D'ailleurs, pour les encourager, nous faisons en sorte de rayer toute mention faisant référence à l'établissement pénitentiaire sur leur diplôme», assure notre guide, avant d'ajouter : «Les cours sont dispensés par l'Office de l'enseignement à distance. Lorsqu'un détenu souhaite reprendre ses études, l'Office se charge d'envoyer les livres et les documents pédagogiques pour chaque élève. Une fois par semaine, des enseignants viennent donner des cours et s'assurer que les leçons ont bien été assimilées.» Nos candidats-détenus savent certainement mieux que personne l'enjeu que représentent ces épreuves. D'aucuns parmi eux recopient cent fois le soir, sur leur cahier d'écolier, «liberté, j'écris ton nom», en faisant le serment de concourir très rapidement en candidats vraiment libres….