Prison d'El-Harrach. Dimanche. 16h00. Des femmes assises � m�me le trottoir font face � l'entr�e de la maison d'arr�t. Des hommes, des adolescents accoud�s aux garde-fous dress�s par les agents de l'ordre ont les yeux riv�s sur le grand portail. Ils guettent, le cœur serr�, le visage p�le, la lib�ration d'un des leurs. Un jeune homme longiligne, � la figure juv�nile, v�tu d'une veste en toile bleue, d'un surv�tement gris, chauss� de mules en plastique, franchit le seuil de la grille. Il est tout � coup pris d'assaut par des adolescents qui, comme un �clair, traversent la chauss�e et l'assaillit de questions. "Alors, Untel va �tre lib�r� ? Tu dois le conna�tre". Les yeux hagards, le regard absent, il semble atterrir sur une autre plan�te. "Je ne sais pas", r�pond-il. On lui donne une tape sur l'�paule, on l'embrasse, remerciant Dieu pour sa lib�ration. Il a vingt ans et a purg� une peine de deux ans. "Le pr�sident m'a fait b�n�ficier d'une remise de peine d'une ann�e". Il n'en dira pas plus. Il s'adresse � la foule qui ne le l�che pas et demande : "Je veux prendre le bus pour aller � Alger, la station est dans quelle direction, � gauche ou � droite ?" Apr�s deux ann�es derri�re les barreaux, les d�tenus perdent le sens de l'orientation En chœur, les jeunes l'interrogent : - "Tu n'es pas d'Alger ?" - "Si si", r�pond-il. Il est vite pris en piti�. "Le pauvre, il a perdu le sens de l'orientation. Il ne reconna�t plus la ville. Un du groupe tente de l'orienter, il est vite arr�t� par son copain, - Va avec lui, accompagne-le jusqu'� la gare, il n'a s�rement pas de sous. Tu ne vois pas que personne n'est venu � sa rencontre. Quel honte ! Il porte encore la veste des prisonniers. On lui a s�rement vol� ses v�tements de sortie". Ils finissent par se disperser en lui souhaitant bonne chance. Tel un automate, il se dirige vers la station, aux c�t�s de son samaritain. Quant au groupe, il reprend vite sa place, et attend avec l'espoir que les siens comme lui b�n�ficieront de la gr�ce. Alors que les commentaires � propos des lib�rations vont bon train, un adolescent d'environ quinze ans se pr�cipite vers sa m�re en criant de joie : "�a y est, �a y est, il va sortir !". - "Tu es s�r ? Qui te l'a dit ? - "Je te r�p�te, il sera libre d'une minute � l'autre." Sur un ton de d�sespoir, une vieille dame s'exclame : "Oh ! on m'a dit la m�me chose mercredi concernant mon fils, on m'avait, moi aussi, assur� qu'il figurait sur la liste des graci�s. Quand je suis rentr�e le voir, lui-m�me ne le savait pas. Je suis revenue vendredi, j'ai attendu jusqu'� 5h00, toujours rien. Me revoil�, aujourd'hui, et encore rien. La v�rit� je la saurai quand mon fils m'informera lui-m�me de sa sortie. Pas avant. D'ailleurs, ils sont en train de les lib�rer au compte-gouttes." Les m�res ne perdent pas espoir de voir leurs fils graci�s La salle d'attente r�serv�e aux femmes est noire de monde. Dans un brouhaha, les familles, dans des discussions interminables, tentent de se faire entendre. Elles se congratulent et se souhaitent bonne f�te de l'A�d El-Adha. Au milieu de cette foule compacte, une jeune maman berce son b�b� dans sa poussette. Il a du mal � trouver le sommeil, dans cette cacophonie. A ses c�t�s, une jeune femme, aux traits fins, au visage discr�tement maquill�, donne le biberon � son nourrisson. Elles sont l� depuis 11h00. L'endroit devient trop exigu pour contenir toutes ces familles. Assises sur les bans, par terre ou debout, elles ont la t�te plong�e dans leurs couffins, s'appliquant � ranger les victuailles qui en d�bordent. Des pommes dernier choix, des dattes, des cigarettes, du chocolat, un v�ritable garde-manger qu'elles ont du mal � tra�ner. "Plus je remplis, et plus je me dis que ce n'est pas assez pour mon fils, mon "mazouzi" (benjamin). Il a 22 ans, il purge une peine de 6 mois, on l'a arr�t� parce qu'on a trouv� sur lui des cachets. C'est la premi�re fois qu'il a affaire � la justice. Je l'ai pourtant mis en garde. D'ailleurs nous avons d�m�nag� d'un des quartiers d'El-Harrach malfam�, pour �viter justement ce genre de probl�mes mais rien n'y fait, mes gar�ons n'ont pas support� d'�tre loin de leurs copains, c'�tait donc in�vitable." Visiblement affect�e, la maman souffre de cette s�paration. "Depuis qu'il est en prison, je n'ai aucun go�t � la vie. A l'occasion de Yennayer, j'ai interdit � mes autres enfants d'acheter de la confiserie, nous n'avons d'ailleurs pas c�l�br� l'�v�nement. Jeudi, lorsque nous avons sacrifi� le mouton, j'ai pleur� comme un enfant. Je n'ai d'ailleurs rien pu avaler. Aujourd'hui je lui ai fait griller les meilleurs morceaux de viande, car les sauces sont interdites. J'esp�re entrer vite le voir, malheureusement cela fait deux heures que j'attends l'annonce de mon nom dans le haut-parleur, mais cela tarde. Dommage ! J'aurais aim� qu'il mange la viande chaude. Mais tant pis. Ce qui m'attriste le plus c'est qu'il n'a pas droit � la gr�ce, car nous avons fait appel, si nous savions..." Par groupes, les femmes continuaient d'affluer, rendant encore plus exigus les lieux. Leur pi�ce d'identit� � la main, elles attendent que le gardien les r�cup�re. Elles ont, auparavant, retir� leur droit de visite, un document qui leur permet d'acc�der aux salles. "Le r�glement est strict : si les d�tenus n'ont pas s�journ� au moins dix jours en prison, le laissez-passer, elles doivent le retirer de chez le procureur. Audel�, c'est ici, qu'il leur est d�livr�. J'ai eu le m�me probl�me. Lorsque mon �poux a �t� emprisonn�, trois jours apr�s, je suis venue lui rendre visite. Eh bien, je n'ai pas eu droit � l'acc�s, heureusement que je n'ai pas apport� le couffin. Je lui ai juste achet� des cigarettes", raconte une jeune femme. Condamn� pour la premi�re fois pour ch�que sans garantie, son �poux a �cop� d'une ann�e de prison. "Lorsque j'ai appris la nouvelle, j'ai vu tout noir autour de moi, pourtant ce jour-l�, le soleil brillait. On se sent subitement seul, pauvre, sans rien c'est comme une b�tisse qui vous tombe sur la t�te. C'est horrible. De plus, il faut affronter le regard des autres. Ce n'est pas facile. La premi�re fois que je me suis retrouv�e dans cette salle, je me suis sentie humili�e, mais lorsque les autres femmes me racontaient leur drame, cela me rapprochait de plus en plus d'elles. Nous nous r�confortons mutuellement et au fil des jours il s'est cr�� une solidarit� entre nous. Depuis, je supporte un peu mieux ma douleur. En revanche, ce qui m'attriste, c'est le fait d'avoir trait� mon mari et moi une st�rilit� secondaire. Mon enfant unique a 17 ans. Juste au moment o� le traitement devait donner, mon mari se retrouve derri�re les barreaux. C'est encore une malchance qui s'abat sur moi. Mais que voulez-vous, nul ne peut �chapper � son destin !" "J'ai r�serv� la t�te de mouton et l'�paule � mon mari" Tout en rangeant son couffin garni des plus belles oranges, pommes et autres friandises, elle d�couvre qu'elle a oubli� le pain. Elle panique, et demande � son fils d'aller en chercher. "Quelle poisse ! Tout ce que j'ai ramen�, l'�paule de mouton, la t�te, n'auront aucun go�t sans pain". Quelques instants plus tard, son fils revient bredouille : "Il ne reste plus rien. Tout a �t� rafl�." - "Mais o� est la dame qui a l'habitude de nous vendre el kesra ?" - "Elle a tout vendu, lui r�pond-on. Aujourd'hui, avec la gr�ce il y a trop de monde. Tout le stock n'a pas suffi. Mais ne t'inqui�te pas, il partagera le pain des autres d�tenus. Ici dans les couffins, il y en a pour une caserne." Rassur�e, elle ramasse l'emballage d'un paquet de sucre en morceaux, elle en d�coupe un petit carr� sur lequel elle inscrit les nom et pr�nom de son �poux, son matricule, y perce un petit trou et fait passer un bout de ficelle, avec laquelle elle l'accroche � l'anse de son couffin. Un geste devenu un v�ritable automatisme chez toutes ces femmes, qui n'en finissent pas de bourrer leurs colis que certaines enveloppent dans un grand sac poubelle. "J'�tais pr�te � mettre mon appartement en location pour remplir le couffin de mon fils" "La discr�tion parfois s'impose. Certaines familles d�munies n'ont pas de quoi acheter des cigarettes, mais, heureusement, dans leur malheur, les femmes se solidarisent. La semaine derni�re, une vieille femme pauvre et digne portait un petit sachet contenant quelques oranges. En quelques minutes, entour�e d'�mes g�n�reuses, elle s'est retrouv�e avec un couffin garni de toutes sortes de friandises. D'autres femmes vendent leurs bijoux pour remplir chaque semaine leur couffin. Pour la petite histoire, une femme m'a racont� qu'elle �tait pr�te � mettre en location son logement et � aller vivre chez ses parents pour ne pas rendre visite � son fils les mains vides". "Ce c'est pas moi qui te contredirai, rench�rit une autre maman. Mon fils est l� pour dix-huit mois, il en a purg� 12 d�j�. Eh bien, depuis qu'il est en prison, chaque jour que Dieu fait, je fais des �conomies sur les d�penses de la maison. C'est par 10 DA, 50 DA que je cache pr�cieusement, car mon mari est radin. Les hommes ont le cœur dur, en g�n�ral, pas comme nous les mamans. Quand le jour de la visite approche, je me prive parfois de manger, en r�servant ma part � mon fils. L'amour d'une m�re pour son fils n'est comparable � aucun autre amour. Je me rappelle que le jour du verdict, je suis tomb�e en pleine salle d'audience. A mon r�veil, je me suis retrouv�e � l'h�pital. Tout ce que je souhaite aujourd'hui, m�me s'il ne b�n�ficie pas de la gr�ce, qu'il ne purge pas plus que sa peine". Les heures passent, les femmes s'impatientent. Elles n'ont pas encore entendu leur nom. Les piaillements d'enfants, le bruit de plus en plus assourdissant couvrent la voix du gardien, qui revient avec les pi�ces d'identit� � la main, et appelle les concern�s pour les leur restituer. Une vieille en appelle au calme. "Taisez-vous ! Nous n'entendons rien." Les femmes s'ex�cutent. En moins d'une seconde, un silence de mort s'abat sur la salle. Une apr�s l'autre, elles se dirigent vers le gardien pour r�cup�rer leurs cartes. Leurs visages s'illuminent. Elles savent que leur nom ne tardera pas � r�sonner dans le haut-parleur. Elles jettent un dernier coup d'œil � leurs couffins. Ajustent les sacs en plastique. �a y est, l'entr�e au parloir est imminente. Zohra, une jeune femme de trente ans, a du mal � se tenir debout, une crise h�morro�daire la terrasse. Son amie d'infortune lui c�de sa place. Elle tra�ne difficilement son couffin d'une main, et de l'autre sa petite fille de trois ans. "Les douleurs sont insupportables, mais je ne peux priver mon �poux de sa petite fille, il l'adore. De plus, l'A�d il a l'habitude de le passer avec sa petite famille. C'est dur aussi bien pour lui que pour nous. En fait, je viens chaque semaine pour mes deux filles, car il faut dire qu'avec mon �poux et ma bellefamille, �a n'a pas �t� toujours la joie. J'ai d� m'enfuir du domicile conjugal avec mes deux filles, apr�s avoir �t� battue par mon mari. J'ai eu le nez fractur�. Je suis rest�e trois mois chez mes parents. Il a �t� emprisonn� durant mon absence. On l'a �pingl� alors qu'il fumait de la drogue. Se retrouvant derri�re les barreaux, il a cherch� apr�s moi par l'interm�diaire de sa famille. Cette derni�re est la cause de nos disputes. Sa m�re ne cesse de le monter contre moi. Ne pouvant l'affronter et pour oublier tous les probl�mes, il s'est adonn� � la drogue. Quand j'ai appris qu'il �tait en prison il m'a fait de la peine. Je lui ai rendu visite. Il m'a demand� pardon. Mais il m'en veut encore de m'�tre r�fugi�e avec mes filles chez mes parents. En tout cas, il ne pr�te plus attention � ce qu'ils lui racontent. Ils veulent absolument qu'il divorce. Cela ne leur a pas suffi qu'ils me chassent de chez eux, ils veulent priver leur fils de ses enfants. Ils n'ont m�me pas piti� d'eux. Mes revenus sont d�risoires, en plus de l'argent du filet social, je fais le m�nage pour subvenir aux besoins de mes filles et aussi bien que le couffin. Je suis oblig�e de le remplir chaque semaine. Mais, el hamdoullah, l'essentiel est que je sois abrit�e avec mes deux filles. Des gens, que Dieu les b�nisse, ont mis � notre disposition un garage qui nous sert de toit en attendant que mon mari sorte de prison". Elle interrompt sa discussion et pr�te l'oreille. Dans le porte-voix des noms sont prononc�s. "�a, c'est pour moi ! Ils ont appel� vingt personnes, c'est donc le parloir 2. En fait, il y en a deux, l'un peut contenir 10 personnes, l'autre 20. Mais � partir de 15h30, ils appellent 30 personnes en m�me temps pour liquider tout le monde avant la fin des visites r�glement�es � 16h30". Elle prend cong� de ses voisines, leur souhaite de retrouver les leurs en bonne sant� et se dirige, avec un groupe de femmes dans l'enceinte de la prison dans un pas press� et charg�es de leurs pr�cieuses offrandes, sur le pas de la porte, le visage �panoui, contentes de retrouver, en l'espace d'une demi-heure, ceux qu'elles aiment par-dessus tout, mais surtout avec l'espoir qu'une bonne nouvelle les d�livrerait de leurs souffrances : la gr�ce pr�sidentielle. 16h30. A l'ext�rieur du p�nitencier, l'euphorie s'empare de la foule : un second prisonnier est lib�r�. Coiff� d'un bonnet rouge, v�tu d'un surv�tement, un homme, la quarantaine bien entam�e, est entour� de sa famille. La joie est � son comble, il vient de b�n�ficier de la gr�ce. Il s'adresse aux familles : "Bient�t viendra votre tour, inchallah. Moi, le pr�sident a r�duit ma peine d'une ann�e. Je devais passer 3 ann�es derri�re les barreaux, j'en ai liquid� deux. Je suis libre � pr�sent. C'est sous des youyous qu'un troisi�me d�tenu quitte la prison. Ras� de frais, habill� d'un pull flambant neuf, aux couleurs claires et d'un pantalon neuf, il est presque port� aux nues par sa famille. Sa sœur, en sanglots, ne cesse de r�p�ter : "Tu m'as manqu�". Un autre membre de sa famille s'empresse de former un num�ro de t�l�phone sur son portable pour annoncer la bonne nouvelle. Comme un mari�, un cort�ge se forme derri�re lui et l'accompagne chez lui pour retrouver les siens. Les derniers visiteurs quittent la forteresse. Leur couffin est vide et leur visage triste. Leur enfant, �poux ou fr�re n'a pas eu la chance d'�tre graci�. Mais ils ne perdent pas espoir. Ils reviendront demain et les jours � venir. Peut-�tre que la chance leur sourira. "Ils ont dit qu'ils les font sortir par petits groupes, au compte-gouttes, nous attendrons notre tour."