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Quand les murs ne sont plus des barricades
Publié dans El Watan le 29 - 03 - 2010

En effet, on sort de Ksar Chellala, on survole Ksar Chellala, on traverse Ksar Chellala, mais on ne s'arrête pas à Ksar Chellala. Pas d'hôtels, une station-service et trois policiers qui gesticulent dans ses grands axes routiers. En cette chaude journée printanière, le Ksar (qui n'en est pas vraiment un) fête le retour du terfès. C'est sa seule joie.
Catapulté au fin fond de la wilaya de Tiaret, Ksar Chellala vit son détachement de la wilaya de Médéa depuis 1975 comme on se renvoie un enfant illégitime. Cette bourgade devenue daïra (mais qui n'en est pas vraiment une) se sent rejetée et mal aimée. Il y a les évadés de Ksar Chellala, les rescapés de Ksar Chellala et les sinistrés de Ksar Chellala. La population vit une désolation qui ne porte plus son nom mais qui se démontre en chiffres : un taux de chômage qui avoisine les 80%, l'une des plus grandes superficies agropastorales et l'une des plus grandes capacités hydrauliques. Une ville riche mais où plane la misère, une ville où l'histoire se mêle à la tragédie. Une ville où ses saints comme ses chouhada ne sont plus que des fantômes qui veillent impuissants. Il n'y a pas de population à Ksar Chellala, il y a des gens, tout comme il n'y a pas d'économie mais du business.
Et puis il n'y a pas d'eau à Ksar Chellala mais des citernes. Le paroxysme exacerbé à outrance a élu domicile dans cette daïra-commune où ne subsistent que poussière et cailloux.
Pourtant, dans ce lot de maisons bigarrées et de visages composites, on reçoit des élans de générosité sans pareil. Ksar Chellala abrite son quota de jeunes, tantôt hittistes, tantôt artistes et qui clament à cor et à cri leur droit à la vie, leur droit à l'écoute, leur droit au bonheur. Il faut s'arrêter à Ksar Chellala et regarder ses cailloux et prêter l'oreille à ses plaintes. Et là, c'est l'émerveillement.
Les oubliés de Ksar Chellala
«On nous a abandonnés. C'en est fini de Ksar Chellala. Tant d'argent a été dépensé… Regardez un peu l'infrastructure au niveau de Ras El Aïn. Cela a coûté des milliards, et aujourd'hui, ça ne sert à rien. C'est de l'argent dépensé pour rien», poursuit le vieux monsieur. Soutenu par ses deux jambes et des béquilles, le vieux Tarek en a gros sur le cœur : «Il fallait venir plus tôt et rester plus longtemps, on vous aurait fait faire le tour de Ksar Chellala et vous auriez vu ! Vous auriez pu témoigner», insiste-t-il. Il se tiendra debout longtemps sur ses deux jambes et sa béquille, indifférent à la douleur de sa jambe malade, inconscient du soleil qui tape sur sa tête. Les pommettes saillantes, le visage triangulaire, ses épaules suggèrent une carrure travaillée à coups de pioche, à coups de burin. Tarek vit à Ras El Aïn, il s'insurge de ce qu'est devenue sa ville, lui qui a connu l'aisance.
Car Ras El Aïn est la source. La source de Ksar Chellala, celle qui donne son nom à la ville, celle qui fait verdir les cailloux et adoucir le climat steppique de la région. Ras El Aïn est, ou plutôt était, un jardin où les arbres fruitiers s'acoquinaient aux abeilles et les cailloux aux scorpions. Aujourd'hui, de ce halo, il ne subsiste rien ou presque. La source alimente encore un peu les jardins perchés au-dessus de la ville et abrités par la montagne, mais ne donne pas plus qu'un maigre filet d'eau. Quel outrage que de s'appeler Chellala et de compter les gouttes pour arroser son figuier.
Quel désarroi sur le visage de celui qui jure que depuis l'indépendance, le village n'a bénéficié d'aucune attention. Pourtant, il y a eu des projets qui tournèrent court et finirent parfois par créer des émeutes. Il y eut d'abord en 2005 un projet de raffinerie de pétrole qui devait être réalisé entre Ksar Chellala et Taguine.
Aujourd'hui, de ce projet, il ne subsiste qu'un souvenir amer dans le cœur de la population locale qui y avait vu un moyen de travailler.
Et puis, il y eut le transfert de l'institut universitaire de Mahdia vers Sougueur. Nouvel émoi, nouvelle protestation. Le Ksar, qui fut l'antre du chef spirituel du mouvement national, Messali Hadj, et le repaire de réunions secrètes entre Ferhat Abbas, Aït Ahmed et Ben Bella, a recomposé durant cette année 2005 avec la protesta et l'indignation. Dahmane raconte : «Il y a des gens malhonnêtes. On ne peut compter sur aucun représentant de l'Etat. Ils ne pensent tous qu'à s'en mettre plein les poches. Regardez ce qu'est devenue ma ville. Avant, cet espace-là, dans la daïra, était un jardin magnifique, il y avait un café où l'on venait juste en face. A quoi ça ressemble aujourd'hui ? A rien.» De ce jardin, on ne perçoit plus rien, car il est ceinturé d'un haut mur sur lequel frise un barbelé.
Un mur c'est exactement ce qui sépare l'administration de ses administrés. Une bibliothèque ainsi qu'un centre commercial sont en construction à l'est de la ville sans que cela provoque beaucoup d'enthousiasme auprès des gens de la ville. Les kiosques donnés par Bouteflika pour favoriser le commerce sont tous fermés.
«Il paraît qu'il y a un problème au niveau du partage…», explique Aberrahmane. Le clivage qui existe ente le Ksar et les villes avoisinantes est profond. Le dénuement est visible et la détresse se lit sur les murs.
Les rescapés de Ksar Chellala
Les murs de la ville ont servi de support pictural durant la dernière Coupe du monde. Les dessins et les tags emplissent des pans entiers de murs offrant des estampes panoramiques contant les événements de ces derniers mois. On peut trouver la liste complète des noms de joueurs de l'équipe nationale de football. Le drapeau algérien est sur presque tous les murs de la ville, mais ce qui domine, c'est l'histoire. Le caillassage du bus de l'EN en Egypte lors des qualifications pour la Coupe du monde est raconté sur de nombreux murs. D'autres tags témoignent d'un esprit de vengeance contre les Egyptiens, sentiments dominants à l'époque. Comme on peut lire les tragédies sur les murs des grottes ou des pyramides, on retrouve cette même volonté qui a traversé les siècles et les espaces et qui consiste à attester par le dessin sur les murs de la cité, d'un morceau de vie partagé par la collectivité. Dans l'imaginaire collectif, les murs s'imprègnent, les murs témoignent. Sans tags, ni même indications, Auwchwitz n'a pas été touché. Comme si les murs pouvaient parler. Lors des grandes inondations en France, on marque sur les murs de la ville le niveau que l'eau avait atteint. Pour la mémoire. Les hommes préhistoriques ont scellé leur histoire dans les grottes par d'immenses illustrations. Oui, Kamel Ouaras, sociolinguiste a raison : «Un graffiti, c'est la liberté que la conscience se donne.» (cf. interview). Mais pour revenir aux tags de Ksar Chellala, nombreux sont ceux à dominance guerrière et où transpire la détresse. Le rouge est dominant. Le feu également se retrouve sur de nombreux tags. D'autres sont plus patriotiques et mettent en relief l'honneur bafoué. Il ne s'agit pas de vulgaires tags qui salissent les murs d'une ville déjà épuisée. Les tags ne sont pas dénués de sens artistiques. On y trouve le souci du détail.
Et comme un exutoire, l'artiste tente par son œuvre, d'imprimer sur du solide et à la vue de tous, un langage compris par tous, sans barrière linguiste. Des styles se distinguent les uns des autres. Certains sont empreints de violence et d'autres affichent principalement un caractère patriotique. Guendouz est de ceux qui ont peint sur les murs de la ville. Peintre de métier, ses dessins sont plutôt des fresques où le sens civique est mis en relief.
Des drapeaux, des coupes, des colombes, Guendouz Halat, 57 ans, n'a plus l'amertume qui caractérise souvent la jeunesse. A son domicile, d'autres œuvres sont peintes directement sur le mur. On ne s'embarrasse pas de toile quand on a parfois à peine de quoi manger. Si la tendance de ses œuvres va plutôt vers l'apaisement, Guendouz n'en a pas moins du ressentiment. Son travail est le produit de ses seules mains. Il n'a fait aucune étude et son parcours est le fruit de son labeur. Il ne doit rien à l'Etat qui l'a oublié. Réciprocité oblige, lui aussi a oublié qu'il y avait un Etat. Abderrahmane, plus prolixe prend le relais. «Nous manquons d'infrastructures, les enfants sont 45 par classe, et pourtant, combien de chouhada de la région y ont laissé leur vie…» Loin des murs de la ville, les enfants jouent au foot dans un petit stade aménagé à cet effet, juste sous le cimetière. C'est mieux ainsi, les cris des enfants ne peuvent pas déranger les morts. Quelques cailloux roulent du monticule dressé pour couvrir une tombe. Peut-être que les chouhada Zitouni ou Chebaïki, Dahlab ont été perturbés…


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