Lorsqu'il a quitté sa caverne, son abri sous-roche ou son porche de grotte, l'homme a construit des masures dont les parois accueillaient ses griffures, premiers tags et premiers graffitis dans l'histoire de l'humanité. Et déjà les parois en clayonnage et torchis de sa hutte initiale servaient un peu comme des panneaux pour dazibaos de l'époque. Le graffiti est donc fils de mur. Les premiers graffiteurs et taggueurs seraient peut-être nos Touaregs du Tassili. Les gravures rupestres du côté de Djanet seraient ainsi les signes que nos ancêtres berbères étaient des taggueurs assidus et des bombeurs inspirés. Tassili N'Ajjer, Vallée des Rois en Egypte, Agora d'Athènes et graffitis vikings ou mayas, l'humain a taggué avant d'écrire, de dessiner et de peindre. Les Algériens y allèrent toujours de leurs tags et ne furent jamais en reste de bons graffs. Dans nos villes, notamment à Alger, les murs, comme ailleurs, ont des oreilles. Ils parlent aussi, mais ils ont surtout du cœur. Quand on ne les tient pas à longueur de temps et lorsqu'on ne les érige pas pour protester contre le mal-être ou dire ses opinions politiques, parfois au milieu même d'une route nationale, on en fait des anthologies poétiques ou des florilèges d'une prose fleurie. Ils sont parfois, à eux seuls, un forum social où le tweet est le tag d'un amour comblé ou d'une romance déçue. Et, à l'inverse de certains soixante-huitards de leur époque, les jeunes taggueurs algériens ne rêvent pas d'être des imbéciles heureux, comme le criaient en mai 68 certains graffitis dans le Quartier Latin parisien. On dit que l'amour est aveugle, mais sur quelques murs algérois il voit parois clair. «L'amour est à réinventer», disait Arthur Rimbaud. Ils n'ont sans doute pas lu Les Œuvres, vers et proses du poète, mais nos hittistes réécrivent l'amour en lui inventant d'autres mots. Et, comme le disait La Fontaine, «mots dorés en amour font tout». Tel ce traceur anonyme qui dit à la Dulcinée inconnue «je t'amoure», avec ce «E» qui prolonge la déclaration. Ah le délicieux verbe «amourer» qui, mieux que l'«aimer», verbe classique du premier groupe encore plus banal à l'heure de Facebook, traduit plus éloquemment la sincérité de l'intention et la profondeur des sentiments de l'aimant ! Et l'on se prend alors à rêver dire «mon amour, je t'amoure, comme jamais quelqu'un d'autre t'as amourée» avant moi. Ce tag, on le kiffe, on peut même l'amourer ! Tel autre «muriste» de Sétif qui, désespérant d'obtenir la main de celle qu'il «amoure», interpelle son tuteur légal, sur un air de défi et avec gouaille et goguenardise. Il lui dit, textuellement, en français mais avec une sémantique sétifienne : «done moi la mein de ta nièce, vieu con, je te sorre de la misère !» Et cet autre graffiteur, poète inconnu mais amoureux éconduit, qui s'en remet à Dieu pour se venger de l'«amourée» qui a l'air d'avoir été vache avec lui. Il dit alors à cette «majnona», la folle qui l'a rendue fou : «fasse Dieu que malheur t'arrive, et par Allah, tu ne verras point de bien dans ta vie !» C'est peut-être en pensant à des amoureux éplorés comme ce jeune qui déplore son mauvais sort, qu'Omar El Khayyâm a affirmé un jour que «l'amour qui ne ravage pas n'est pas de l'amour». Et on n'oublie pas cet autre artiste algérois, zen et patient, qui attend patiemment son mektoub. Lui, c'est simple, il implore Dieu de le «gratifier d'une bonne épouse et d'un logis» et demande à ses coreligionnaires de dire avec lui «amen». Enfin, le tag de la fin est un graffiti glamour qui n'a rien à voir avec l'amour. Son auteur, bravache et ronchon, dit à quelqu'un «3âlach rak tchouf fiya bhad la façon de parlé ?» A ce niveau, traduire, c'est forcément trahir. N. K.