– Le recours aux lettres anonymes est devenu un procédé courant. Comment expliquez-vous l'évolution de ce phénomène en Algérie ? Il faut préciser que les dénonciations anonymes ne concernent pas uniquement la société algérienne. Le recours à l'anonymat traduit cependant la perte de confiance dans les systèmes d'audit et de contrôle internes de l'entreprise ou de l'administration ainsi que la crainte des représailles des dirigeants qui peuvent très bien être concernés par l'objet de la dénonciation. Le dénonciateur cherche à attirer l'attention du monde extérieur sur les irrégularités ou mauvais comportements professionnels qui sont de nature à faire encourir à l'entreprise ou à l'administration un risque sérieux sur les plans financier, juridique, technique, sécuritaire ou portant atteinte à son image de marque et à sa réputation. – Si le dénonciateur cherche à protéger les intérêts de l'entreprise, pourquoi la dénonciation est-elle considérée comme un acte immoral et son auteur comme traître à l'entreprise ou à l'administration qui l'emploie ? Ceci peut effectivement paraître paradoxal, mais le milieu professionnel est un environnement complexe hautement hiérarchisé et aucun dirigeant n'a intérêt à ce que les choses internes de l'entreprise ou de l'administration soient connues par le monde extérieur, notamment quand il s'agit d'actes frauduleux à l'instar des détournements de fonds, de harcèlement moral ou sexuel, etc. Les dirigeants craignent les poursuites judiciaires, les scandales et dans une économie où les frais de la concurrence règnent, de telles dénonciations discréditent l'entreprise ou l'administration, dévaluent les valeurs actionnariales. Les investisseurs, les employés, les clients ou les usagers du service public sont sensibles à de telles questions. – Sur le plan juridique, les dénonciations anonymes sont-elles légales ? Si oui, les instances judiciaires, la police et la gendarmerie doivent-elles donner suite à ces dénonciations ? Le cadre juridique de la dénonciation dans le domaine pénal existe bel et bien. Bien plus, la protection de la propriété publique et des intérêts de la collectivité nationale est une obligation constitutionnelle tel qu'indiqué dans l'art. 66 de la Constitution. Le cadre des procédures pénales (art. 32) fait obligation quant à lui à toute autorité constituée, tout officier public, tout fonctionnaire qui a acquis la connaissance d'un crime ou d'un délit de transmettre sans délais au ministère public tous les documents et informations qu'il détient à ce sujet. Récemment la loi n° 06-01 du 20 février 2006 relative à la prévention et à la lutte contre la corruption fait obligation à tout fonctionnaire ou employé d'informer les autorités compétentes sur les faits constituant des actes de corruption. L'employé ou le fonctionnaire qui est au courant d'actes de corruption et qui ne les dénoncent pas encourent des sanctions pénales (art. 47). La même loi protège le dénonciateur ainsi que sa famille contre tous les abus de la hiérarchie. Cependant la dénonciation doit être fondée, si non elle constitue une délation abusive et calomnieuse punie par la même loi (art. 46). A l'échelle internationale, l'ONU, l'Union africaine, l'OCDE ainsi que Transparency International ont élaboré des directions à ce sujet. Si maintenant la dénonciation anonyme n'est pas accompagnée de documents qui prouvent l'existence réelle des faits, rien n'empêche le ministère public, si les faits signalés sont importants, d'ouvrir une information, en respectant certaines procédures bien entendu. Ce dispositif appelé, alerte éthique ou professionnelle, ou whistleblowing, est connu de longue date. Même si la question n'a pas fait l'objet d'études académiques importantes. Mais c'est un sujet qui intéresse beaucoup plus de nos jours les spécialistes en matière de lutte contre la criminalité économique. Dans certains pays, comme les USA, le Canada, la Corée du Sud, les entreprises importantes doivent obligatoirement mettre en place un dispositif d'alerte éthique interne. – En quoi le whistleblowing apporterait un plus en dehors des instruments classiques de contrôle et d'enquête ? Le whistleblowing interne à l'entreprise permet aux actionnaires, aux dirigeants d'être au courant sur ce qui se passe à l'intérieur de l'entreprise ou à l'administration. Si le whistleblower est en possession de renseignements lourds qui sont de nature à porter atteinte aux intérêts de l'Etat même – je parle ici du cas de Sonatrach, l'autoroute Est-Ouest –, ceci lui permet en tant qu'institution autonome d'alerter les autorités et on évitera donc que de tels renseignements ne tombent entre des mains qui peuvent les exploiter au détriment des intérêts de l'Etat. Je précise, le whistleblowing interne est un outil de management stratégique qui permet de reconnaître aux employés le droit à l'expression au niveau de l'entreprise et de communiquer au monde extérieur (partenaires, clients, investisseurs) la politique de l'entreprise en matière de lutte contre la criminalité économique. L'entreprise qui ne dispose pas d'un tel outil de management se prive malheureusement d'un moyen de communication efficace. Aujourd'hui, il est question de charte de l'éthique des entreprises, ce qui inclut de facto un tel dispositif de contrôle. Cependant cette question est liée à celle de la culture d'entreprise. Même dans les pays développés comme la France, il existe des réticences quant à l'application et de la mise en place d'un système de whistleblowing élargi à toutes les activités de l'entreprise. La CNIL l'a autorisé uniquement en ce qui concerne les aspects financiers, de crainte qu'il n'y ait atteinte aux libertés individuelles. Au Canada, en Corée du Sud, le whistleblowing est une institution forte, autonome qui possède de larges prérogatives. En Algérie, il faut du temps pour que de telles idées fassent leur chemin ; notamment dans les entreprises publiques récentes, qui demeurent gérées malheureusement par une mentalité administrative classique. Cette dernière n'accepte pas d'autres formes d'expression que celle du chef.