Peut-on parler de l'existence d'une « opinion publique » en Algérie, qui pèserait sur les grandes décisions du gouvernement, comme cela se passe dans les Etats réellement régis par le système de représentation démocratique ? La réponse est oui, mais elle doit être nuancée : nous avons une opinion publique, c'est-à-dire une majorité composée de citoyens plus ou moins « représentés », qui se font une « opinion » de leur gouvernement, et qui l'expriment diversement à travers tous les canaux officiels et non officiels existants (presse, radio, espace privé et public ...). Les opinions émises sont souvent très critiques et parfois plus acerbes encore que celles que peuvent formuler à l'égard de leur gouvernement les citoyens « les plus libres » ou qui se disent « les plus libres » du monde : Nord-Américains, Européens, Japonais, etc. Notre liberté quasi-totale de critiquer notre gouvernement, voire de dénigrer certains de ses membres, sans crainte manifestement d'être poursuivis, nous vaut une certaine envie chez nos « frères » et voisins, tunisiens et marocains, qui nous disent carrément : « Mais vous avez une liberté d'expression que nous n'avons pas. Vous avez de la chance .... » « Oui, nous avons de la chance, mais cette chance se heurte cependant à des obstacles structurels, institutionnels et psychologiques qui finissent par annuler ses effets bénéfiques : on nous laisse critiquer librement le pouvoir, voire tous les pouvoirs (le législatif, l'exécutif et le judiciaire), mais on laisse en même temps à ceux-ci toute latitude pour agir non pas toujours selon les règles du droit, telles qu'elles sont tracées en caractères gras dans le droit national (la Constitution) et le droit international, mais selon le principe de la subjectivité propre aux structures psychique, psychologique et culturelle des détenteurs de ces pouvoirs établis. » Notre droit « positif », tout comme nos perceptions et nos représentations du juste et de l'injuste, du vrai et du faux, sont donc complètement biaisés, car tributaires de cette subjectivité qui aboutit presque toujours à des décisions irrationnelles. Et l'irrationalité ne pense pas, mais agit de manière passionnée et aveugle. Je reviendrai sous peu sur la conduite de certains de nos juges, en particulier à M'sila, que j'ai vus à l'œuvre, et qui ont une étrange lecture des textes de loi, et des preuves matérielles d'innocence que leur fournissent les justiciables. De la liberté d'expression au délit d'opinion Nous sommes le pays de tous les paradoxes. Les Occidentaux qui nous prennent pour un « objet de recherche » et un motif de curiosité nous le disent et l'écrivent. Ils ont produit des centaines de thèses, de synthèses et d'anti-thèses sur notre caractère atypique et sur notre inclassable modèle politique. En dépit de leurs efforts renouvelés, ils n'ont pas réussi à saisir la manière dont nous fonctionnons -psychologiquement parlant-, ni comment notre régime politique parvient, par une sorte de gymnastique dont il est le seul à détenir le secret, à marier les extrêmes, les inconciliables : religion et laïcité, nationalisme ombrageux et modernité politique, droit positif et chariâ islamique, libéralisme théorique et gestion archaïque de l'économie fondée sur l'agiotage et la liste est encore bien plus longue pour que l'on puisse rendre ici tous les traits de ces couples contradictoires. Nous-mêmes, Algériens, administrés et administrateurs, nous n'avons pas compris notre propre paradoxe et on reste comme étonnés devant notre « exception » qui déroge à la règle générale. Comme pour avouer notre impuissance à comprendre notre propre excentricité parmi les nations « normales », on recourt, comme me l'a confessé un de ces procureurs de la République, à cette formule réductrice : « Que voulez-vous, Monsieur, nous sommes le tiers-monde ! » Comparaison qui ne veut rien dire, sinon que nous tenons de toutes les caractéristiques des pays sous-développés et nous devons nous y accommoder ! Si notre politique, notre économie, notre gouvernement et notre justice n'obéissent à aucune règle ou norme connues, c'est que nous relevons d'une équation indéterminée, telle une fonction mathématique qui laisse le profane fort perplexe. De la diffamation, vraie ou fausse, comme arme contre la liberté d'opinion Je donne, entre autres exemples, celui de la liberté d'expression. Théoriquement, notre Constitution la garantit. En son article 39, elle dispose clairement que « Les libertés d'expression, d'association et de réunion sont garanties au citoyen. » Mais en pratique, elle contredit ce principe fondamental en instituant le « délit d'opinion ». Les journalistes sont les premières victimes de ces lois scélérates, et les universitaires qui osent exprimer une opinion, même anodine et dépourvue d'intentions malveillantes, sont parfois poursuivis pour diffamation. La diffamation devient, pour l'administration, le pont aux ânes qui lui permet pour un oui ou pour un non de traîner devant les tribunaux journalistes et universitaires dont le seul crime aura été d'oser écrire, en rapportant des faits souvent indiscutables. Les journalistes aux premières « loges » Nos journalistes sont ces combattants de la liberté sur la tête desquels pèse lourdement l'épée de Damoclès. Travaillant dans des conditions difficiles pour faire leur métier - celui d'informer et de témoigner — sans parler des misérables salaires que certains d'entre eux perçoivent, comme ces débutants et pigistes qui rament dur pour dénicher l'information pas forcément celle qui fait sensation-, ils se trouvent parfois accusés d'atteinte à la sécurité et à l'ordre public en diffusant des informations qui pourraient au contraire aider les pouvoirs publics à voir plus clair et à accomplir au mieux leur mission de police des rapports sociaux et politiques. Les journalistes, les intellectuels et les citoyens ordinaires, qui formulent des opinions et des critiques dans l'unique but d'améliorer le fonctionnement de nos institutions en dénonçant ceux qui les parasitent ou les détournent de leur vocation première qui est de veiller à l'observation stricte des lois, seraient-ils malintentionnés envers « le pouvoir » ou l'Etat ? Un pouvoir d'Etat qui ne respecte pas son opinion publique, et qui considère que son « opinion » officielle seule compte, sera voué non seulement à la solitude, à l'instabilité politique et à la contestation, mais il court le risque d'être voué également aux gémonies de l'opinion internationale. L'argument diffamatoire auquel on recourt à tort et à travers, et parfois avec un excès qui frise l'absurde, pour condamner et museler la libre expression des citoyens, est une mauvaise politique qui se situe aux antipodes des principes qui fondent les principes fondamentaux des droits de l'homme et du citoyen. Le recours à l'accusation diffamatoire, non justifiée, est à la fois dangereux et improductif pour ceux qui la manipulent avec imprudence. Dans une courte liste de journalistes condamnés pour « diffamation » y aurait-il des exemples à l'appui pour illustrer l'usage, quelquefois abusif, que l'on fait de cette arme redoutable ? Je prends au hasard l'exemple du directeur d'El Watan, Omar Belhouchet. Pour la seule journée du 16 mars 2009, il a reçu pas moins de quatorze convocations de la police ! Un record jamais enregistré, à ma connaissance, dans les annales des chroniques policières et judiciaires des nations « normales » ! Le même Belhouchet est condamné le 27 mai 2009, en même temps que le chroniqueur du même quotidien, Chawki Amari, à deux mois de prison assortis d'une amende de un million de dinars, au motif qu'ils auraient diffamé le wali de Jijel en disant qu'il était lié à des affaires de corruption. Ali Fodil, directeur du journal Echourouk a été, lui aussi, poursuivi pour la même affaire, au motif qu'il a publié un article mettant en cause l'implication du wali de Jijel dans des affaires suspectes. Fouad Boughanem et Hakim Laâlam, tous deux chroniqueur de Soir d'Algérie, ont été également condamnés à deux mois de prison ferme et à verser 25 000 DA d'amende chacun en sus d'une amende imposée au journal. Motif : offense envers le chef de l'Etat. Voici encore d'autres victimes de délit d'opinion : Qui ne connaît Nadjar El Hadj Daoud ? Ce citoyen et honnête homme est devenu fameux en essayant de moraliser la vie sociale et économique de sa ville, Ghardaïa, gangrenée en certaines partie de son organisme par la corruption et le trafic d'influence et de registres. Contreparties de cette célébrité malheureuse : les menaces, les intimidations, le harcèlement policier et judiciaire qui ont achevé de faire de lui un paria, une sorte de pestiféré dont la fréquentation est devenue dangereuse ! Directeur d'El Wahat (Oasis), il fut condamné à plusieurs reprises pour avoir dénoncé des scandales de corruption et de trafic d'influence et son journal interdit de parution .. Nourreddine Boukraâ du quotidien Ennahar avait été interpellé durant le mois d'avril ou mai (?) 2009 et placé aussitôt en garde à vue pendant plus de 24heures à cause d'un article sur les liens qu'entretiendraient certaines forces de l'ordre de Annaba avec la mafia locale. Deux journalistes du quotidien arabophone Echourouk furent également condamnés à six mois de prison avec sursis par suite d'une plainte déposée contre eux, en 2006, par l'auteur du Livre vert, le leader libyen Mouammar El Khaddafi, au motif d'atteinte à sa personne. Jamal Belkadi, correspondant photographe d'El Watan à Constantine, a fait l'objet, le 16 mai 2008, l'objet de brutalité de la part du chef de la sûreté de wilaya pendant qu'il prenait des photos sur les lieux d'un attentant criminel. Son matériel a été confisqué pour avoir franchi le « périmètre de sécurité », et il fut condamné un mois plus tard « à une faible amende ». Mais ce n'est pas tout : l'ancien correspondant d'Echourouk El Youmi, Nouri Benzine, fut condamné pour diffamation, à 2 mois de prison ferme avec une amende de 50 000 DA. Il fut informé in extremis de cette mesure par le tribunal de Maghnia. Déposée en 2007 par un sénateur pour un reportage sur le trafic de carburant sur la bande frontalière ouest, publiée les 14 et 15 mars 2007, cette plainte l'intéressé n'en avait pas connaissance jusqu'à ce que l'huissier de justice l'en eut informé. « Je suis passé, dit-il, en instruction au niveau du tribunal de Meghnia où j'avais expliqué au juge que je ne comprenais pas pourquoi le sénateur s'était senti concerné par mes articles, en ce sens, ni son nom ni celui d'un autre n'ont été cités », raconte l'intéressé. Il dit n'avoir pas été informé de la date du procès « jusqu'au jour de la notification de la condamnation par un huissier de justice ». (1) Au total, ce sont dix-huit journalistes qui furent condamnés à la prison ferme assortie d'amendes, pour la seule année 2005, au motif de « délits de presse », et qui dit délit de presse, dit en l'occurrence, délit d'opinion. Et que dire maintenant des chercheurs et des intellectuels poursuivis et harcelés pour les mêmes motifs, souvent fallacieux ? Dans le prochain article, il sera question de cette « corporation » dont l'éclatement et l'atomisation la rendent si fragile qu'elle devient la proie facile d'une administration sûre de ses « bons » droits et à laquelle une certaine justice (mais pas toute la justice) prête main forte. Mais revenons pour l'heure à ma question de départ : « Existe-t-il une opinion publique en Algérie ? » Sans doute, mais le pouvoir n'en a cure. Il en tient rarement compte, sauf lorsque les pressions se font pressantes, ou que le risque d'explosion donne des signes avant-coureurs. En dépit de tout, l'opinion publique existe en Algérie, et ce depuis que la presse privée, dont il faut se féliciter, commence à peser d'un poids relativement « lourd » dans la vie sociale et politique. Les politiques eux-mêmes, malgré leur répulsion profonde envers la « critique » envisagée comme un ferment nuisible à leur action, s'en accommodent de plus en plus, signe d'un changement sensible et positif (?) de leur comportement. L'administration et la justice ne sont pas en reste, et malgré l'arbitraire et la censure, auxquels elles recourent quelquefois, ça et là, elles tendent à « s'assagir » sous l'effet de l'action et des marges de liberté critiques accordées ou arrachées de haute lutte par la presse indépendante qui, souvent révèle et reflète à la fois la température de l'opinion publique. On peut dire même, et peu d'observateurs à ma connaissance ne l'ont fait remarquer à ce jour, que c'est à cette presse privée que l'on doit l'émergence d'une opinion publique dont les voix deviennent de plus en plus audibles aux oreilles du pouvoir. Les syndicats autonomes, les grèves « sauvages » ou autorisées des travailleurs, les doléances populaires, dont les cris de détresse ou les voix « autorisées » sont souvent répercutés par les médias, témoignent de la naissance d'une opinion publique avec laquelle il faut désormais compter. Malgré ses crispations politiques, son autoritarisme de type « jacobin » et ses habitudes « langue de bois » dont il peine encore à se départir, le pouvoir politique algérien se résigne de plus en plus à accepter ce contre-pouvoir constitué par la presse privée, véritable miroir de l'opinion nationale. Ce sont ces forces organisées (syndicats, toutes couleurs et professions confondues, et presse...) qui contribuent grandement à l'émergence, puis au renforcement, d'une opinion publique capable d'infléchir les orientations du pouvoir politique dans le sens du « juste » et aussi afin de l'aider à éviter les faux-pas dans la gestion de la chose publique. Le dénouement de mon affaire, et, partant, ma réintégration dans mon poste, sont redevables essentiellement à cette action citoyenne conduite par toutes les forces indiquées, mais aussi par les centaines de citoyens anonymes qui ont joint leur voix à celle de la presse et aux syndicats pour dire « non à l'arbitraire ! » et non à la « hogra ! ». Les sites Internet, véritables canaux d'informations et d'analyses, ont contribué également à cette campagne pour la justice et la liberté d'expression, écrites pourtant sur le frontispice de notre Constitution. Que tous ces citoyens soient remerciés, ici, pour leur solidarité et action salutaire... 1) Cité par El H'atan, 3 mai 2009 L'auteur est Docteur en sociologie