Y a-t-il une politique maghrébine de la France avec des objectifs stratégiques et un cadre institutionnel exclusivement franco-maghrébin en dehors des sommets France-Afrique, de la Francophonie ou tout récemment de l'Union pour la Méditerranée ? Une observation d'autres expériences de positionnement géopolitique renseigne sur la spécificité des rapports France- Maghreb. Ainsi l'Espagne, comme son histoire le lui avait commandé, anime depuis 20 ans un cadre institutionnel de dialogue, de concertation et de coopération ibéro-américain élargi au Brésil. Le Japon et les Usa sont présents dans leurs zones d'influence géostratégiques et y ont consacré ces vingt dernières années entre 25 et 30% de leurs investissements à l'étranger. Ils le font tant dans le cadre de l'aide publique au développement (APD) pour participer au développement de base, que pour s'ouvrir de nouveaux marchés et accroître leur influence politique. On peut encore citer l'engagement de l'Allemagne en Europe centrale, sa profondeur stratégique naturelle en dépit d'une mémoire douloureuse. Le Maghreb a-t-il une part de responsabilité dans cette situation ? Le Sud de la Méditerranée reçoit, pour sa part, à peine 3% des IDE de l'Union européenne. Si nous considérons l'absence de cadre multilatéral, alors la France n'a d'autres choix que d'établir avec nous une relation à la carte. Ce qui a conduit inévitablement à des traitements adaptés et par conséquent à des perceptions différentes dans l'opinion publique française. L'Algérie en souffre plus que ses voisins en raison de notre histoire commune. Ce cadre bilatéral traditionnel dans les relations entre Etats n'a pas échappé aussi, surtout par le passé, aux réseaux de groupes de pression et d'intérêts qui se sont substitué parfois aux institutions en France et au Maghreb. Il ne se présente pas comme une entité organisée sous une forme qui ferait de lui l'interlocuteur valable de la France sur les questions de développement et de sécurité régionale. Les Maghrébins n'ont pas pu dépasser leurs divergences pour favoriser une synergie en mesure de faire du Maghreb un ensemble et renforcer ainsi leurs capacités de représentation et de négociation. L'Union du Maghreb arabe scellée à Marrakech en février 1989 est venue d'en haut et révèle à quel point, dans notre région, on ne fait pas de concession au multilatéralisme qui réclame, comme les Occidentaux le savent bien, de partager une vision stratégique et d'envisager une communauté de destin. Conçue à l'origine pour favoriser l'intégration économique et la concertation politique, l'UMA n'a pas résisté aux égoïsmes nationaux. Entre 1994 et 1995, c'est-à-dire en pleine crise politico-sécuritaire algérienne, le Maroc et la Tunisie ont initié le dialogue politique avec l'OTAN et signé des accords d'association avec l'UE. Ils ont rompu ainsi la confiance qui constituait le principal socle qui a porté la volonté politique des chefs d'Etat au sommet de Zéralda en juin 1988. Il n'y a donc rien de plus faux que de penser que c'est la question du Sahara occidental qui bloque l'UMA pour au moins deux raisons. La première est que ce conflit précède de 14 ans la naissance de l'UMA, la seconde est que tous les dirigeants du Maghreb, y compris ceux du Maroc, s'accordaient à penser que ce cadre était de nature à favoriser son règlement. Les relations algéro-françaises sont-elles le catalyseur ou un facteur de ralentissement des relations franco-maghrébines ? Un des paradoxes de ces relations fait que l'Algérie, depuis bien avant son occupation en 1830 par les Français à ce jour, entretient les relations politiques et économiques les plus denses avec la France. Celle-ci est le premier fournisseur de l'Algérie avec 3,32 milliards USD durant les cinq premiers mois de cette année, ce qui représente près de 5% de ses exportations globales. Elle reste le premier partenaire commercial de l'Algérie, en Afrique et dans le monde arabe et son troisième client dans le monde alors que nous entretenons les rapports politiques les plus instables. Les relations ont souvent été les otages d'un passé devenu permanent et peinent à établir une relation apaisée en raison d'un héritage mémoriel contradictoire. Mais la communauté des nations se construit aussi en tenant compte de l'avenir. Les deux Etats ont bien essayé. On peut citer des opportunités ratées qui ont été nourries de l'esprit projet du traité d'Amitié du président Chirac et les visites du président algérien à Verdun en 2000 et sa présence en 2004 aux cérémonies du soixantième anniversaire du débarquement en Provence. L'Union pour la Méditerranée, idée française, favorise-t-elle une relation privilégiée France- Maghreb ? Il y a une situation paradoxale dans nos rapports que ni la géopolitique, ni la géoéconomie modernes n'expliquent : comment un lobby de rapatriés peut-il infléchir une relation naturellement commandée par les intérêts géostratégiques de la France ? Difficile alors de croire que la classe politique française la plus influente ne porte pas un regard positif sur la colonisation. L'Union pour la Méditerranée très volontariste à l'origine est en train de prendre forme sur les restes du processus de Barcelone. Par beaucoup d'aspects, elle reproduit les mêmes ambitions et les mêmes risques de dommages collatéraux : – La première, c'est la crainte que cette initiative devienne l'otage du conflit du Moyen-Orient comme le processus de Barcelone. A ce titre, elle fera diluer le Maghreb dans un ensemble, dans lequel il n'aura pas un rôle prépondérant, d'autant que la diplomatie occidentale s'active traditionnellement à trouver des espaces supplémentaires de nature à réduire l'isolement diplomatique d'Israël dans le monde musulman. – La seconde est que l'UPM est perçue aussi comme une parade destinée à évacuer la question de l'adhésion de la Turquie à l'UE. Les réserves de la France sur la question turque renforcent cette thèse. Si nous considérons cette question dans sa dimension géopolitique, la consolidation de la position de la Turquie est nécessaire, car elle favoriserait l'émergence d'un Islam moderne aux portes de l'Europe et de l'Asie. – La troisième concerne la question du financement des projets qui se pose avec acuité en raison, notamment, de la crise financière de l'UE. Sur cet aspect, l'Allemagne et l'Italie avaient déjà deux ans auparavant marqué leur scepticisme et donné des signaux décourageants. Enfin, si nous observons avec pragmatisme les initiatives en direction du Sud, le cadre des 5 + 5 (Europe méridionale + Maghreb) est, à ce jour, celui qui a donné le plus de réalisations concrètes sur les questions de concertation politique et de sécurité régionale. La France dans sa politique avec le Maghreb doit tenir compte du fait que leadership mondial n'est pas figé et que nous assistons à un retour de l'histoire avec la ré-émergence de la Chine. Dans notre région, la Chine s'impose de plus en plus comme un partenaire avec lequel il faut compter. A titre d'exemple, les échanges de l'Algérie sont certes stables avec l'Europe et représentent près de 70%, mais la part de la Chine a augmenté de 42%, celle de la Corée de 28% et celle du Brésil de 20%, ces deux dernières années. La désoccidentalisation du monde est une réalité du XXIe siècle dans laquelle la Chine, l'Inde et le monde musulman apparaissent comme des acteurs incontournables et les 12% d'individus vivant en Occident commencent peu à peu à comprendre comment les autres 88% conçoivent le monde. La France, puissance d'influence mondiale, dispose de tous les éléments pour mesurer à quel point l'Occident n'a plus le monopole de l'histoire. Alors peut-on valablement penser que ses relations avec le Maghreb n'en seront pas affectées ? Repenser ces relations en tenant compte de ces nouvelles réalités mondiales est un gage de leur qualité et de leur pérennité. – Intervention au cours du 2e Festival de géopolitique et de géoéconomie organisé, les 28, 29 et 30 mai, par l'Ecole de management de Grenoble (France) sur les relations France- Maghreb.