Il y a quelques années j'avais été invité aux cérémonies du millénaire du Caire ; lors du diner offert par le maire de la ville, je me suis retrouvé à la même table que deux de mes anciens maîtres aujourd'hui décédés, le grand essayiste et écrivain égyptien Mahmoud Amin El Alem et le philosophe français Georges Labica, qui fut mon professeur à l'université d'Alger. A côté de Mahmoud s'était assis un jeune critique littéraire qui le harcelait — c'était visible au visage accablé de Mahmoud — de questions relatives à la métrique des vers. Nous étions sur un bateau-restaurant qui naviguait sur le Nil, longeant ses rives illuminées, pendant que les discours de bienvenue se suivaient avec quelque emphase mais beaucoup de cet humour « baladi » qui fait le charme de la culture égyptienne. Lors du repas, les discours cédèrent la place à la musique et à la danse et, comme cela était d'usage, les danseuses se mirent à tourner dans la salle pour saluer les invités regroupés autour des tables. Leur art était tout entier contenu dans le mouvement de leur corps. Georges et moi étions entièrement pris, absorbés par le spectacle qui nous était offert : la féminité portée par le rythme des tambours, lui-même enveloppé dans la musique des instruments et des voix. Mais le pauvre Mahmoud était chaque fois diverti par le monologue ennuyeux de son voisin de table qui n'en finissait pas de lui exposer sa nouvelle théorie métrique. A un moment donné, visiblement excédé, il se retourna vers lui et lui dit gentiment mais fermement : « Ecoute-moi bien ! Quand les mots que tu écris danseront dans tes phrases avec autant d'harmonie que les mouvements que dessine cette seyyida avec son corps, alors tu pourras prétendre au titre de poète. » Je me rappelle très bien de cet instant ; j'avais traduit pour Georges la tirade de Mahmoud. En arabe, elle était bien plus élégante. La danse est un certificat de l'art : dans les mots que dessine la plume du poète, dans les notes de musique que les doigts du joueur empruntent aux cordes de son luth, dans les couleurs que le pinceau de Baya posait sur la toile, dans les sons qui sortaient de la gorge et du corps tout entier de Warda, dans les rotations du derviche soufi qui le libèrent de la pesanteur terrestre et même dans le jeu de paumes que l'humble potier imprime à l'argile informe, elle est toujours présente. Elle est l'intuition de leurs gestes, le guide de leurs actions. La danse habite l'objet car c'est elle qui donne à la chose commune les mots d'un dictionnaire, les notes d'un solfège ou l'agitation d'un corps, la forme qui les singularise comme œuvres de l'art. L'artiste a imprimé en elles le mouvement et figé ainsi l'instant dans l'éternité. Et c'est précisément ce qui les distingue de tous les autres produits de l'intelligence humaine, de la science comme de la technique : ceux-là ont une obligation d'utilité et seront consommés jusqu'à leur usure finale ; celles-ci seront à l'inverse protégées de cette usure, car elles sont uniques, non reproductibles. Cette cruche me paraît tellement belle que je lui épargnerais le service de l'eau pour lequel elle été conçue et la poserais sur un tabouret pour l'admirer ; ce tapis sera étendu quelques jours seulement par an et El Atlal d'Oum Kalsoum, El Meknassia d'El Anka ou Hayzia de Ababsa seront séparés des autres CD que j'écoute par simple divertissement. Comme certains romans ou poésies que je « distingue » volontairement dans ma bibliothèque des autres ouvrages utiles à mon métier. Chacun de nous a son ou ses œuvres d'art qu'il garde précieusement. Dans les maisons les plus humbles, vous trouverez parfois un objet « inutile » posé quelque part, un objet « aristocrate » en quelque sorte que l'on a distingué par cette discrimination des autres ustensiles voués à l'usage quotidien. En distinguant ainsi cet objet, la maison s'est singularisée, s'est donné une identité ; la pauvreté matérielle de ses occupants n'a pas dévoré chez eux la dimension esthétique de l'existence ; ils sont certes dans le besoin mais n'ont pas succombé entièrement à son œuvre destructrice de « bétaillisation ». La dignité qu'ils ont accordée à cet objet particulier rejaillit comme par miracle sur eux ; ils sont devenus « nobles », pauvres mais pas « misérables », même si les indicateurs du développement humain, ces fameux IDH du PNUD, les classeraient immédiatement en dessous du seuil de pauvreté. Il est vrai que le calcul des économistes et des statisticiens a ses propres « indicateurs » qui mesurent les conditions matérielles de l'existence mais pas sa dimension esthétique. C'est pourtant elle qui donne à la personne sa pleine humanité et sa noblesse et c'est son absence qui, à l'inverse, la lui retire et en fait un personnage rustre et vulgaire, quel que soit son classement par les indicateurs du PNUD. Mais la réciproque est aussi vraie ; l'œuvre d'art (peinture ou musique, danse ou poème…) exige d'être perçue, sentie, entendue comme telle pour le devenir comme si sa nature esthétique ne se dévoilait qu'à celles ou ceux qui la reconnaissent comme telle. L'art est en réalité une relation entre l'objet particulier qui l'incarne et son entourage humain, une relation non de consommation mais de signification ; l'objet d'art ne s'use ni ne disparaît à son usage comme une marchandise si chère soit-elle, mais au contraire, se renouvelle et renouvelle sa dimension esthétique chaque fois qu'on le sollicite par le regard ou l'écoute. C'est que notre rencontre avec lui est tout entière circonscrite dans l'ordre symbolique du signifiant et a très peu à voir avec le signifié, le réel donc, auquel il s'adosse. Les oiseaux de Baya ne sont pas une collection d'ornithologue et Hayzia de Ababsa ou Nedjma de Kateb Yacine des thèses d'histoire ou de sociologie sur la colonisation ; à regarder les premiers on n'apprend rien sur les oiseaux, à écouter la seconde ou à lire la troisième, rien non plus sur cette période. Ou alors, ou mieux, on apprend autrement : on absorbe par le corps, la sensation esthétique, ce que dans la « thèse » ou l'essai on découvre par l'argumentation rationnelle. C'est en cassant le rythme de la phrase que Kateb nous transporte immédiatement dans le monde du colonisé et c'est avec seulement quelques mots, Sabhan Allah ya Ltif qu'El Anka nous introduit, nous pousse avec vigueur dans la nouvelle société algérienne, celle du désenchantement post-colonial. Et c'est en écoutant les complaintes de Aït Menguellet que j'ai senti par l'émotion ce que mon savoir par mes lectures n'avait pu atteindre : l'amplitude et la profondeur de la part amazighe de notre histoire. De même, l' Alhambra de Grenade ou la mosquée de Cordoue nous intéressent certes par les prouesses techniques de leurs architectes, mais nous émeuvent encore plus par leur beauté intrinsèque. Charles Quint, qui régnait alors sur le monde, en savait quelque chose, lui qui voulait égaler et dépasser ces deux œuvres d'art mais n'avait pu ériger à leurs côtés que de lourdes et grossières constructions. On raconte qu'il en fut profondément troublé : il gouvernait et dominait une grande partie du monde mais avait été incapable de vaincre, dans l'art, ces sarrasins qu'il avait vaincus par la guerre. Bien sûr, l'œuvre d'art est aussi un document, une archive bourrée d'informations pour les archéologues ou les historiens, mais les uns et les autres interrogent alors ce qui en elle renvoie au signifié, à ce qui lui est extérieur donc, la vie des gens de cette époque, leur environnement, une trace de l'histoire passée ; elle est, dans ce cas, un signe qui renvoie et révèle une réalité passée et est analysée comme telle. Mais sa valeur esthétique est tout autre car elle n'est œuvre d'art que comme source encore active d'émotion, comme sens donc, mais dans le présent de notre existence. Signe donc et sens à la fois ; mais si comme signe, elle ne révèle ses secrets sur le passé qu'à ceux qui savent, les spécialistes donc, comme signifiant, comme sens, comme œuvre d'art, elle ne se dévoile qu'à ceux qui sont sensibles, dans le présent, à son pouvoir de séduction, ceux qui y croient. Car l'art est une croyance qui s'adresse à nos sens et se distingue ainsi de l'outil technique et du concept qui nous renvoient à la rationalité, mais aussi de la foi religieuse qui répond à l'angoisse de l'éternité. D'ailleurs, « les gardiens du temple » un peu partout à travers le monde et les époques ont souvent considéré avec suspicion et parfois même interdit les œuvres de l'art comme des concurrentes. Dans ses confessions, St Augustin reconnaît que parfois, écoutant des psalmodies religieuses, leur harmonie était si envoûtante qu'il en oubliait le message religieux des mots ; il se sentait alors coupable d'avoir oublié Dieu, tout absorbé qu'il était par la musique du chant. Quant aux « rationalistes », disciples radicaux de Platon ou de Descartes, ils l'ont reléguée au chapitre des chimères ou des émotions. Pourtant, malgré ces doubles stigmates des rationalistes et des piétistes, l'œuvre d'art a de tout temps eu ses propres croyants, ses « amateurs », y compris dans les cas adverses. Ceux-là trouvent en elles non pas le réel même transfiguré des « réalistes » ni même une « fuite du réel » des idéalistes, mais cette part de rêve qui est en chacun de nous. Pas le rêve nocturne qui s'enfouit dans notre inconscient le matin venu, mais celui du jour qui nous permet de transcender le réel sans s'en décrocher, de meubler par l'inutilement beau les instants et les espaces que nous volons à la dictature de l'utile et du fonctionnel ; et avec son aide, nous ranimons alors cette dimension esthétique de notre existence qui nous permet de nous « élever », de nous libérer de ses lourdes contraintes. La danse, voilà ce que nous attendons de l'œuvre d'art, une manière de contourner les lois de la pesanteur et du temps, de leur échapper symboliquement. La sonorité et le rythme des mots du conteur, des notes du musicien, de la voix du chanteur, des volumes du potier sculpteur ou des figures et couleurs du peintre (pensons aux couleurs et à la légèreté des fresques du Tassili) sont autant de chemins que nous empruntons pour nous conduire à l'émotion artistique espérée. Et c'est au mouvement de la danse qu'ils portent en eux que nous leur devons de l'atteindre, par les sens et non par le concept, par le corps et non par la raison. Elle vient même parfois au secours des efforts rationnels ou techniques que nous impose le réel : rythmer par le corps et les voix l'apprentissage des sourates du Coran, une table de multiplication, l'avance d'un bateau à rames et même la préparation d'une manifestation des « Blacks » de Soweto au temps de l'apartheid. Et pour finir, cette fameuse note bleue, la « blue-note » des jazzmen américains ; elle avait brisé l'harmonie et le rythme monotones de la musique des « Blancs » et, ce faisant, avait créé, par cette révolte artistique, un nouveau genre musical à l'échelle mondiale. C'est ce que n'avait pas compris le technicien en métrique poétique qui avait ennuyé souverainement Mahmoud Amin El Alam en cette soirée anniversaire du millénaire du Caire. Quand Nelson Mandela est sorti, après 30 ans d'enfermement, de sa prison, ses premiers pas de liberté n'ont-ils pas été des pas de danse ? Il répétait, sans le savoir, ces mots que le poète avait « dansés » il y a près de mille ans : « Ô jour, lève toi, Les atomes dansent, Les âmes, de joie, Sans tête ni pieds, dansent, Celui pour qui le firmament Et l'atmosphère dansent, A l'oreille, je te dirais Où l'entraîne la danse. » (Ee Roumi, Les Quatrains)