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Appelation des rues et des édifices publics : Anarchie, fantaisie ou calculs politiciens…
Publié dans El Watan le 26 - 09 - 2010

Cela relève désormais de l'anecdote : à son arrivée à Alger en 1992, feu Mohamed Boudiaf découvre que l'un des plus beaux boulevards de la capitale a été baptisé du nom de celui qu'il considère comme un traître de la guerre de Libération nationale. La plaque portant le nom de Salah Bouakouir est ainsi déboulonnée, sans fleurs ni couronne, et remplacée par une inscription glorifiant Krim Belkacem. Mais pour la plupart des Algérois, ce boulevard portera, pour toujours, le nom que lui ont donné les colons : le Télemly. Se balader dans les rues algériennes, c'est comme feuilleter un grand livre d'histoire. Les héros de la révolution hantent les artères des villes tout comme les bourreaux qui les ont combattus. Dans la bataille pour la mémoire, certains noms peinent à s'imposer. Il est même fréquent que l'usage des noms des martyrs de la révolution soit abandonné au profit de criminels de la conquête coloniale.
Le département des Moudjahidine et les services de wilaya auront beau s'y appliquer, les Algériens gardent toujours en mémoire les Bedeau, Burdeau, Lavigerie, Randon et Clauzel. Le directeur du patrimoine au ministère des Moudjahidine impute cette cocasserie au retard enregistré pour l'opération de baptisation. «Le cardinal Lavigerie qui était un homme de religion, est aussi l'un des plus grands criminels colonialistes. Et pourtant, l'on préfère encore se souvenir de lui à la commune d'El Mohammadia, souligne-t-il. Si on avait baptisé cette commune immédiatement après l'indépendance, il n'y aurait pas eu ce genre de problème.» Car la dénomination et le changement de noms des rues, édifices et établissements sont d'abord une opération politique codifiée par un décret présidentiel en 1997.
En plus des précisions sur les dimensions des plaques et la composition de la commission de dénomination, il y est signalé que les noms des rues doivent d'abord rendre hommage aux martyrs de la guerre de Libération et aux moudjahidine et perpétuer ainsi le souvenir de la guerre pour l'indépendance du pays. C'est généralement l'Organisation nationale des moudjahidine (ONM) qui s'attelle à la préparation des listes de chouhada et de moudjahidine par «ordre de mérite». «Les décisions sont prises conjointement entre le ministère de l'Intérieur et celui des Moudjahidine et les lacunes sont comblées par des circulaires qui organisent la mise en application de la procédure», explique le directeur du patrimoine, en soulignant que le ministère des Moudjahidine veille à l'authentification du parcours du chahid ou du moudjahid pressenti pour la baptisation. Il précise : «Avant l'organisation de la rebaptisation en 1997, les noms se donnaient à tort et à travers. Peut-être qu'on ne se rendait pas compte à quel point c'était important.» Et de déclamer : «Cela permet de tenir à l'histoire de notre pays. Si nous ne faisions pas ce travail aujourd'hui, nous nous retrouverions sans mémoire d'ici à trente ou quarante ans. Il est réconfortant de savoir que dans cent ans, on se rappellera encore de Didouche Mourad ou de Mustapha Benboulaïd à chaque fois qu'on foulera les artères qui portent leurs noms».
Le fait est que de nombreuses irrégularités ont été observées avant la publication d'un texte de loi organisant l'opération de baptisation. Le responsable du département des anciens combattants reconnaît volontiers que des noms de harkis ou de personnes soupçonnées de trahison ont été érigés au fronton de rues ou d'établissements scolaires. Dans bien des cas, les familles concernées avaient à cœur de laver l'affront et de gagner en honorabilité. «A chaque découverte d'une incorrection, nous réparons l'erreur», souligne le cadre du ministère qui rechigne à donner plus de détails sur le sujet.
Noms de chouhada, noms de harkis
L'appellation multiple est également l'un des vestiges de la grande pagaille qui caractérisait la dénomination des rues après l'indépendance. On n'ose imaginer le casse-tête et les confusions des facteurs et épistoliers au vu du nombre de rues ou d'établissements portant le même patronyme. «Il n'est pas cohérent de nommer un grand aéroport du nom de Mohamed Boudiaf, puis de décerner le même nom à une petite cantine scolaire», considère-t-on au ministère des Moudjahidine. Dans l'émotion qui a suivi l'assassinat de Boudiaf, tous les établissements et cités ont été baptisés au nom de l'ancien président algérien. Et il n'est pas rare qu'à la veille de la visite d'un ministre ou d'une personnalité politique importante, les walis organisent, à la hâte, des cérémonies d'inauguration sans passer par la procédure ordinaire et éviter ainsi l'homonymie.
Fini que tout cela, tranchent les responsables du ministère des Moudjahidine. Pour harmoniser les rues, édifices et autres quartiers, le département de Mohamed Chérif Abbas a lancé, voilà près de deux ans, un recensement des lieux non baptisés ainsi que les noms déjà attribués. Une tâche d'autant plus compliquée que les villes algériennes connaissent ces dernières années des expansions tentaculaires. Abbas Ibrahim, le directeur du patrimoine, espère achever cette opération avant la fin 2011, afin que tout soit fin prêt pour le cinquantième anniversaire de l'Indépendance. «On peut fermer les yeux sur une appellation répétitive d'une wilaya à une autres, mais nous ne pouvons plus accepter les mêmes noms dans le même département», dit-il. Le représentant de l'Organisation nationale des enfants de chouhada (Onec) à la wilaya d'Alger, Ounissi Smaïl, est d'avis qu'il faut laisser la place à tous ceux qui ont donné leur vie pour la libération de l'Algérie.
«Tous les martyrs sont égaux, car il n'y a pas plus grand sacrifice que la mort», dit-il, la main sur le cœur. Le responsable de l'Onec détaille minutieusement la méthode employée par la commission de la wilaya d'Alger pour choisir le nom des rues : «D'abord, nous recensons les chouhada nés dans la commune, puis ceux qui y sont morts. En troisième position, nous revoyons la liste des familles de martyrs qui vivent dans la commune et qui aimeraient voir leur nom gratifié sur le fronton d'une rue».
Parfois, glisse-t-il, les négociations sont rudes et certaines personnes veulent s'imposer à tout prix. S'il concède que les victimes du terrorisme ont également droit au macadam en tant que «martyrs du devoir», le représentant de l'Onec souligne que la loi donne la priorité aux chouhada et moudjahidine. La toponymie urbaine a parfois la mémoire sélective.
S'il est des hommes – ou femmes – illustres de la guerre de libération, il y a peu de place pour les artistes, écrivains et éminents scientifiques. A Oran, la rue Alexandre Dumas porte désormais le nom de Boukherrouba Abdelouahid, la rue honorant Alphonse Daudet glorifie à présent Belhadj Abdelmalek et l'auteur de la comédie humaine cède sa place à Mohamed Bachir El Ibrahimi et même les frères Lumière, inventeurs de la magie du cinéma, ont dû capituler devant Mohamed Ben Yahia. Dans la capitale, certains écrivains ont résisté à la purge.
Il est encore possible de se promener dans la rue Cervantès, non loin de la grotte dans laquelle il a vécu lors de son escapade épique à Alger, ainsi que de découvrir la rue Dostoïevski au détour d'un grand boulevard. Le cadre du ministère des Moudjahidine, qui est également professeur de lettres arabes, considère que les débaptisations des rues sans connotation colonialiste est un autre dépassement de l'après -indépendance.
Les rues d'antan tombées dans l'oubli
Le responsable de l'Onec estime qu'il y aura certainement, à l'avenir, des rues au nom d'écrivains ayant résisté à l'ennemi colonialiste à l'exemple de Tahar Ouettar. Si les noms des rues disent les villes, chaque région a ses singularités. A Oran, on fête les valeurs morales et les états de félicité : rue de la Dignité (El Karama), rue de la Paix, rue d'El Fath, rue Essaâda…
A Annaba, on fait la part belle à l'Afrique : rue d'Angola, rue du Congo, rue d'Ethiopie, rue du Cameroun… Et à Constantine, on manque cruellement d'imagination : cité 500 Logements à Ain El Bey, cité 600 Logements, cité 72 Logements… L'ère Bouteflika a introduit une nouvelle série d'appellations dont la cité de la Réconciliation nationale et le boulevard de la Concorde civile.
Que sont devenues les rues d'antan dont les noms n'étaient guidés que par la spontanéité populaire ? Dans le vieil Alger, les rues des Sayaghine (les bijoutiers), Aqbat el Cheïtan (la Montée du diable) ou Fern el djemal (Four des chameaux) n'existent plus que dans la mémoire de ses habitants. Aqbat el Cheïtan porte désormais le nom du martyr Khabachi Rachid, Zenqat Sidi Ramdan (rue Ximenes pour les colons) est gratifiée du nom de Madjen Abdelkader et Bir El Medbah (rue des Pithieuses pour les Français) n'est plus que la rue Lahmar Ali. Mais il faut dire que le colonialisme avait déjà travaillé à effacer de la mémoire collective «l'Allée des mûriers», le «Boulevard du bon accueil», et le «Chemin de la solidarité», ou «le Champ des navets». Pour les administrateurs et les responsables qui siègent dans la commission de dénomination, il n'y a guère de place aux appellations pitoresques ou poétiques. «Si un lieu ne porte pas le nom d'un chahid ou d'un moudjahid, c'est comme si il n'avait jamais été baptisé», tranche le responsable de l'Organisation des chouhada, en précisant que ces noms de rue n'ont aucun sens.
Les rues algériennes ne ressemblent-elles pas, penseront les plus cyniques, à un vaste cimetière dont chaque nom est une pierre tombale ? La réponse est peut-être dans la poésie : «Vous qui vivez, donnez une pensée aux morts», disait Victor Hugo dont la wilaya d'Alger a eu la décence de préserver la rue qui porte son nom.


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