Les élites politiques qui avaient pris la tête de cette révolte spontanée (regroupées notamment au sein de la Coordination des archs, daïras et communes de Tizi Ouzou et la Coordination intercommunale de Béjaïa), continuent de se désagréger. Elles n'ont pas pu remplacer, sur le terrain, le RCD et le FFS, eux-mêmes, comme du reste tous les partis politiques, en perte de popularité. La Gendarmerie se réinstalle dans les principaux centres urbains après en avoir été expulsée, et la population, inquiétée par l'extension de l'insécurité (multiplication des kidnappings, etc.), ne semble pas y voir d'inconvénient majeur. Pas plus que leurs supérieurs hiérarchiques, les gendarmes responsables de la mort de 123 jeunes manifestants n'ont pas été jugés. Dans ce climat morose, on s'interroge : le seul acquis majeur de cette révolte, la constitutionnalisation du statut du tamazight, le 8 avril 2002, en tant que langue nationale, n'a-t-il été, en réalité, qu'un acquis symbolique ? La question est légitime dans la mesure où cette constitutionnalisation n'a été suivie d'aucun acte politique d'envergure allant dans le sens de l'instauration d'un véritable bilinguisme arabe-berbère. Régression de la situation du berbère Huit ans après la fin officielle du monolinguisme, la situation du tamazight n'a pas beaucoup changé. Sa stagnation est en violent contraste avec la détente générale dans le pays vis-à-vis des revendications culturelles des berbérophones qu'a magistralement démontrée un fait inimaginable dix ans plus tôt : en 2002, même les Frères musulmans, ennemis traditionnels du multilinguisme, ont voté en faveur de l'élévation de cette langue au rang de langue nationale. L'enseignement du tamazight, commencé en 1995, après un boycott des écoles en Kabylie qui a duré un an entier, ne se développe guère. Voici le constat qu'en a fait le secrétaire général du Haut-Commissariat à l'amazighité (HCA), Youcef Merahi (El Watan, 16 avril 2010) : «(…) Les manuels scolaires sont antipédagogiques et trop chers. Autant de facteurs répulsifs et décourageants auxquels on peut ajouter (…) le manque de sensibilisation quant à la possibilité de choisir de s'inscrire en cours de tamazight, les problèmes pédagogiques (la difficulté de trouver un créneau horaire convenable, l'emploi du temps étant, d'abord, réparti sur les matières dites obligatoires), le coefficient qui n'est pas assez valorisant, notamment lors des épreuves du BEM et du bac… Et la liste n'est pas épuisée.» La formation du personnel enseignant se fait, quant à elle, dans des conditions précaires, faute de volonté politique et aussi de budget. Quinze ans après l'ouverture de cet immense chantier, rien n'a été fait pour donner à l'apprentissage de cette langue un caractère obligatoire dans les régions berbérophones, et encore moins pour y intéresser les Algériens arabophones. Le linguiste Abderrezak Dourari relève, à juste titre, qu'avant 1995, les cours de tamazight attiraient plus d'élèves et que «les associations qui (s'en chargeaient, ndlr) avaient plus de motivation et de monde qu'aujourd'hui» (El Watan, 16 avril 2010). Le HCA met souvent l'accent sur les «progrès» de l'enseignement de tamazight. Un de ses membres, Ali Mokrani, a ainsi rappelé, il y a quelques mois, que le nombre de professeurs était passé de 245 en 1995 à quelque 1200 en 2010 et que le département de langue amazighe de l'université de Tizi Ouzou, qui n'a reçu à son ouverture en 1990 que 11 bacheliers, compte actuellement 800 étudiants (El Watan, 31 mai 2010). Bien que réelles, ces avancées ne peuvent faire oublier que le nombre de wilayas où tamazight est enseignée a baissé de 16 en 1995 à seulement 10 actuellement (El Watan, 16 avril 2010), ni que dans certaines régions, de l'aveu même du secrétaire général du HCA, Youcef Merahi (El Watan du 16 avril 2010), il est toujours exigé une autorisation parentale aux élèves qui veulent l'apprendre. La seule institution chargée de la promotion de la culture amazighe demeure le HCA, dont ni le budget ni les missions légales (strictement consultatives) ne lui permettent d'être le moteur d'une transformation substantielle des réalités linguistiques du pays. Certes, tout comme la reconnaissance constitutionnelle de tamazight, la création de ce commissariat s'est faite sous la pression populaire, mais ses prérogatives ont été définies sans concertation avec les dirigeants de la «Grève du cartable» (1994-1995) et, surtout, sans débat approfondi sur la situation de la culture amazighe auquel auraient dû être associés les sociolinguistes et autres spécialistes de la conservation du patrimoine populaire. Le 20 juin 2007, soit plus de cinq ans après la reconnaissance constitutionnelle de tamazight, le conseil du gouvernement a approuvé deux décrets portant respectivement création d'une académie et d'un conseil supérieur de la langue amazighe. Plus de trois ans plus tard, aucune de ces deux institutions n'a encore vu le jour, et seul le HCA continue de présider aux destinées incertaines de la culture berbère en Algérie. On n'exagérera pas beaucoup en disant que le seul acquis concret des berbérophones depuis le 8 avril 2002 a été le lancement, le 18 mars 2009, d'une chaîne de télévision utilisant exclusivement les principaux dialectes amazighs algériens (le kabyle, le chaoui, le targui, le mozabite et le chenoui). Encore faudrait-il prouver qu'il a été la conséquence directe de la constitutionnalisation du statut de tamazight, la doctrine officielle du monolinguisme n'ayant pas empêché qu'il existe, dès 1963, une chaîne de radio entièrement berbérophone ! Indifférence des élites politiques berbérophones ? La stagnation de la situation du tamazight est aussi préoccupante que le silence avec lequel elle est accueillie par les élites politiques kabyles, qui constituent, pour le moment encore, le fer de lance de ce qui est communément appelé le «combat culturel amazigh». Au lieu de se préoccuper de ce que la reconnaissance constitutionnelle de cette langue n'a été suivie d'aucune décision d'envergure qui lui donne corps, certaines de ces élites préfèrent débattre de l'alphabet dans lequel elle devrait être transcrite. Ces débats auraient été très utiles dans un contexte de mobilisation générale, gouvernementale et populaire, pour le sauvetage de la langue historique du pays. Ils paraissent quelque peu surréalistes dans une situation où le berbère, au niveau institutionnel, n'enregistre aucun progrès et où dans le système scolaire, pis encore, il régresse. Ils sont la preuve de la vivacité de ce dogme techniciste qui, encore au XXIe siècle, fait du choix de l'alphabet d'une langue une question ésotérique, ne pouvant être tranchée que par des «experts» et recouvre d'oripeaux pseudo-scientifiques la dictature de l'«usage établi» (suprême argument aussi bien des partisans de l'utilisation des caractères latins que de ceux de l'utilisation des caractères arabes pour la transcription du tamazight). Ce dogme, qui s'est forgé dans une situation de rareté relative des spécialistes des questions linguistiques, néglige une vérité fondamentale : dans un système démocratique, tous les berbérophones auraient le droit de décider dans quel alphabet leur langue doit être transcrite et non seulement ses célèbres «experts». Le rôle de ces derniers doit être celui auquel les prédestinent leurs savoirs spécifiques : aider des électeurs libres et souverains à faire leur choix en connaissance de cause. En ordonnant à sa majorité parlementaire en 2002 d'entériner l'élévation du berbère au rang de langue nationale, le régime entendait mettre un terme aux mobilisations juvéniles dans les villes et villages kabyles plus que réellement transformer le paysage linguistique par l'instauration d'un véritable bilinguisme (administration, justice, etc.). De leur côté, beaucoup de dirigeants de la révolte du Printemps noir semblent avoir reçu cette décision moins comme l'annonce d'un chantier à venir que comme une énième reconnaissance solennelle de la spécificité sociopolitique de la Kabylie, et de leur statut de (nouveaux) représentants légitimes de cette région. Le caractère secondaire de la revendication linguistique amazighe pour ces dirigeants s'était déjà vérifié lors des débats autour de la plate-forme d'El Kseur, dominée par des revendications politiques, en partie immédiate, qu'imposait le rapport de force concret entre le régime et le mouvement populaire. Il s'était aussi vérifié dans le fait qu'à la différence des dirigeants des révoltes d'avril 1980 et de mai 1981, ils ne se souciaient guère d'utiliser eux-mêmes leur langue dans les documents qu'ils élaboraient ou dans leur communication avec les médias. A notre connaissance, ni la plate-forme d'El Kseur ni d'autres «documents historiques» du Printemps noir (également rédigés en français) n'existent pas en version amazighe. Il fut un temps, à la fin des années 1980, où même les délégués de l'université de Tizi Ouzou au sein de la Coordination autonome des étudiants se faisaient un devoir de traduire en berbère les déclarations de cette instance ! Des élites politiques moins «culturalistes» ? Cette situation s'explique-t-elle par le désagrégement du Mouvement culturel berbère (MCB), réseau d'associations dont le rôle dès le début des années 1990 (c'est-à-dire avec l'instauration du multipartisme) a commencé à être joué par le FFS et le RCD ? Ou bien s'explique-t-elle par le fait que les élites kabyles qui ont dirigé les mobilisations des premières années 2000 étaient moins «culturalistes» (c'est-à-dire peu soucieuses de la satisfaction des revendications culturelles amazighes) que les élites qui, dans les années 1970 et 1980, militaient clandestinement pour la simple reconnaissance officielle du «fait berbère» ? Ces deux réponses, complémentaires, paraissent toutefois partielles. Une autre hypothèse est à examiner : le recul de la revendication linguistique amazighe pourrait refléter non seulement le caractère socialement plus marqué que par le passé des mobilisations politiques en Kabylie, mais aussi un découragement réel devant le maintien des revendications berbères, cinquante ans après l'indépendance, dans le ghetto de cette région, à l'exclusion d'autres régions berbérophones. Ce découragement a atteint son paroxysme pour une minorité qui, assumant sa rupture avec le passé du «combat culturel amazigh», a fondé le Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie (MAK). Cette organisation a substitué aux revendications «amazighes» du MCB des revendications strictement «kabyles». Aussi, réclame-t-elle non plus la reconnaissance de tamazight comme deuxième langue officielle, mais celle du kabyle comme langue officielle régionale. Cette dernière revendication présente, en effet, l'avantage d'éviter de soulever la question épineuse de l'unification des parlers amazighs en vue d'élaborer une langue pan-berbère algérienne ou maghrébine. Le kabyle, en dépit de sa variété dialectale, a certainement plus de réalité que le tamazight, une entité purement virtuelle. Si en Kabylie on continue de revendiquer une prise en charge plus conséquente de tamazight (et parfois même à lui réclamer un statut de «langue officielle» comme si ce statut, à lui seul, était le gage d'un engagement gouvernemental budgétaire plus consistant), la revendication linguistique amazighe perd indéniablement de sa vigueur. Il n'est pas exclu qu'à l'avenir elle sera supplantée par une revendication linguistique kabyle qui sera plus largement formulée que dans les cercles restreints du MAK. L'idée de l'enseignement des principaux dialectes amazighs fait déjà son chemin dans le milieu académique et universitaire. Prenant acte de l'échec de l'enseignement de tamazight, un linguiste, comme Abderezzak Dourari, propose déjà d'enseigner ces dialectes plutôt que cette langue standard, dont l'élaboration est «difficilement concevable», la position de langue commune étant déjà occupée, dans tout le Maghreb, par l'arabe dialectal (El Watan, 16 avril 2010).
(*) Cet article a déjà été publié dans une version plus longue par la revue Afkar-Idées (Espagne)