A l'heure des grands débats sur les droits de l'homme et la réforme hospitalière où la société en ébullition revendique plus que jamais l'instauration d'un Etat de droit, où les décideurs mènent une discussion de fond sur les moyens dont il faut se doter pour la réalisation de cet objectif, une réflexion sur une mise à niveau et une adaptation des instruments nécessaires nous paraissent incontournables. Les enjeux sont de taille, l'Etat de droit constitue la condition préalable et prérequise au progrès et à l'évolution de toute société. Parmi les exigences assignées à cet objectif, la préservation et la défense des droits des citoyens au sens de la Constitution algérienne et des textes internationaux ratifiés. C'est dans ce contexte qu'il nous paraît opportun et nécessaire de rehausser ce débat crucial en lui donnant toute son importance à travers sa dimension scientifique et technique. Ces outils indispensables se projettent dans des domaines et des champs d'activité des plus variés, des instances exécutives aux instances judiciaires et du sécuritaire au médical. Toutes ces compétences ont une assise commune : la défense des droits des personnes, quelle que soit la nature du préjudice subi.La médecine légale, discipline souvent méconnue, insuffisamment dotée, parent pauvre des spécialités médicales, s'inscrit pourtant à la lueur des grands développements technologiques et scientifiques mondiaux dans la réalisation de cet objectif. Une médecine au service de la justice Traditionnellement perçue comme une spécialité médicale singulière, située aux confins du droit et de la médecine, elle est une discipline particulièrement complexe qui ne peut s'improviser. Elle nécessite en effet un niveau de savoir-faire suffisant en termes de connaissance et d'expérience, mais aussi de savoir-être en termes de rigueur et de bon sens. Il importe tout autant que ceux à qui sont destinés les résultats des investigations médico-légales, c'est-à-dire les magistrats et les enquêteurs, soient à même d'apprécier la qualité, la portée et les limites de ces données pour une juste administration de la justice. Les médecins légistes sont ainsi au cœur des atteintes aux personnes, et leur contribution scientifique est cruciale dans l'élaboration de la décision du juge.Ils sont à ce titre très régulièrement sollicités par les autorités judicaires. La médecine légale à l'épreuve de la violence quotidienne Jadis réputés pour être les médecins «des morts», les médecins légistes ont cependant beaucoup plus à s'occuper des vivants : en effet, il suffit juste de se rendre une matinée dans un service de médecine légale pour voir toute cette détresse sociale, ces personnes en grande souffrance qui accourent quotidiennement pour voir un médecin légiste. Victimes de toutes sortes de violences physique, urbaine, familiale, institutionnelle, dans les stades, à l'école, au travail… ou à caractère sexuel, autant de drames de la société pour lesquels le médecin légiste apportera tout son savoir au service de la justice afin que ces personnes puissent obtenir leurs droits. Par son apport scientifique, il aura ainsi à éclairer la justice à travers un avis technique fondé sur quatre années de spécialité au cours desquelles il apprendra le raisonnement et l'analyse médico-légale, évaluation somme toute cruciale dans la décision finale du juge. Au-delà même de son rôle technique, le médecin légiste a également un rôle social important, du fait même de la spécificité de sa fonction : l'évaluation de la détresse d'une personne, de ses souffrances, de ses capacités psycho-sociales pour mieux répondre à ses besoins en termes d'information, d'orientation et d'accompagnement psychologique, font également partie de son quotidien professionnel. C'est dire que la prise en charge d'une victime de violence ne se limite pas seulement à la remise d'un document descriptif, mais que celle-ci doit être appréhendée dans sa globalité, incluant tant les aspects techniques à travers la documentation nécessaire, mais aussi les aspects psycho-sociaux et préventifs de la violence. Et, au-delà même des droits des vivants, le médecin légiste concourt également à la préservation des droits des morts par son intervention dans la détermination des causes du décès sur ordonnance des autorités compétentes avec lesquelles il collabore pleinement à travers une série d'investigations médico-légales, sur le terrain : scènes de crime, en salle d'autopsie et jusqu'au laboratoire dans le souci d'étudier scientifiquement tout indice nécessaire à la manifestation de la vérité. Rôle préventif de la médecine légale Sur un plan préventif, les conséquences de la violence sur l'avenir proche ou lointain des victimes doivent pouvoir être également appréhendées. Il y va même de la vie de celles-ci. En effet, la pratique médico-légale nous a malheureusement fait état dans les cas extrêmes de situations de personnes prises dans l'engrenage d'une déferlante de violences récurrentes et qui ont fini par succomber à leurs blessures. La grande appréhension du médecin légiste est justement de voir une victime en salle d'autopsie après l'avoir reçue auparavant vivante dans le cadre de la consultation. L'allusion est faite surtout à certaines formes de violences, intra familiales particulièrement, ou plus généralement des violences exercées à l'encontre des personnes vulnérables, la vulnérabilité étant un facteur aggravant devant être absolument pris en considération dès la prise en charge d'une victime. C'est à ce titre que l'évaluation du vécu d'une victime et du contexte psychosocial prend toute son importance. Médecine légale et droits de l'Homme La violence quotidienne réalise un des champs d'action nombreux de la médecine légale dont l'activité est dédiée à la défense des droits humains. Ses champs d'investigation s'étendent également à d'autres situations plus particulières dans lesquelles des personnes peuvent être amenées à subir des exactions par des tiers dans le cadre notamment d'un rapport d'autorité. Des textes de loi sont venus d'ailleurs proscrire ces violences au sens de la Constitution à travers son article 34 : «L'Etat garantit l'inviolabilité de la personne humaine. Toute forme de violence physique ou morale ou d'atteinte à la dignité est proscrite». C'est ainsi que le code de procédure pénale donne également à travers ses articles 51 bis 1 et 52 la possibilité à toute personne gardée à vue de pouvoir bénéficier d'un examen médical à n'importe quel moment des délais de garde à vue et en fin de garde à vue, et la loi sanitaire n° 90/17 du 31 juillet 1990 consacre l'alinéa 3 de l'article 206 à l'obligation d'un signalement par les médecins des cas de maltraitance à l'égard des enfants et des personnes privées de liberté. Ainsi et sur la base de ces textes de loi, les médecins légistes seront amenés à pratiquer des examens médicaux à la demande de l'autorité judiciaire, dans le cadre d'une garde à vue à l'effet de se prononcer sur l'aptitude d'un état de santé avec le maintien en garde à vue ou de constater toutes les violences subies. Un rapport détaillé sera alors transmis au procureur de la République. Cet aspect de la pratique médico-légale s'inscrit en fait dans un champ d'activités plus large qui est celui de la médecine pénitentiaire. Autre volet de la médecine légale, elle a pour objectif la prise en charge médicale des personnes privées de liberté à travers tous ses aspects spécifiques liés à la qualité du patient. Elle s'inscrit dans le cadre d'un arrêté interministériel santé-justice qui a donné la possibilité à des unités d'hospitalisation de détenus relevant de la médecine légale d'émerger dans plusieurs centres hospitaliers. Ces services sont dédiés à la prise en charge médicale en milieu hospitalier des détenus nécessitant des soins spécialisés. Dans un tout autre registre et s'agissant du droit des malades, l'épineux problème de la responsabilité médicale mettant en cause les praticiens devant les instances judiciaires reste posée. Des situations souvent compliquées qui susciteront par conséquent la désignation d'un expert qui aura pour tâche d'éclairer le juge sur des aspects d'ordre technique précisés dans les termes de la mission assignée. Un certain nombre de paramètres expertaux devront alors être évalués et analysés avec objectivité et impartialité, requérant une compétence et un savoir obtenus à travers un enseignement spécifique en expertise du dommage corporel. Médecine légale et défense des droits de l'homme : d'autres missions peuvent être également évoquées, à savoir la détermination de l'âge des personnes à travers des critères scientifiques anthropologiques qui permettront à la justice d'établir un état civil à des personnes qui en sont dépourvues, l'identification des cadavres dans le cadre des catastrophes ou de corps découverts non identifiés, les recherches de paternité avec toutes les possibilités données actuellement par la biologie moléculaire, etc. Quelles perspectives en Algérie ? A travers ce plaidoyer à propos des enjeux d'une médecine légale de qualité dans la dimension des droits de l'homme et de l'Etat de droit, il apparaît donc que l'image du sinistre médecin légiste de l'époque, reclus dans sa morgue, est bien révolue ! La médecine légale est une spécialité d'avenir qui suscite actuellement des vocations, les séries télévisées en sont peut-être pour quelque chose… mais il est en tout cas certain que cette spécialité a beaucoup à donner et qu'elle peut donner encore plus si elle est suffisamment encouragée. C'est une discipline ouverte aux autres spécialités avec lesquelles elle entretient d'ailleurs des rapports professionnels constructifs. Elle est également ouverte à d'autres professions extra-médicales : sécurité, justice, assurances… qui bénéficient quotidiennement de ses prestations. A l'heure actuelle, les choses ne sont plus les mêmes : la corporation des médecins légistes en exercice tend à prendre de l'importance, mais cependant encore insuffisante. Des résidents en médecine légale sont formés dans les services universitaires dans la perspective de répondre à la demande croissante de la justice, une justice devenue plus exigeante en termes de rigueur scientifique à la faveur du citoyen. Ce qui implique certainement une mise à niveau des moyens actuels, notamment à travers un cadre légal spécifique, la médecine légale étant elle-même une spécialité singulière au sens où ses activités destinées à la justice ne peuvent s'inscrire que dans un cadre hospitalier. Un encadrement légal de la spécialité permettra en outre son épanouissement en définissant clairement ses prérogatives et ses champs de compétences, évitant ainsi toutes ces confusions qui règnent actuellement sur le terrain, et qui, sans nul doute, portent préjudice à la justice et au citoyen. Enfin, une mise à niveau des structures et des moyens en termes de ressources humaines et d'équipements est nécessaire, à l'instar des autres pays, et à l'ère de la preuve scientifique, la subjectivité n'étant plus acceptable. La médecine légale est une discipline médico-judiciaire qui aspire et qui prétend à la modernité au service de la justice et des droits de l'homme.
K. M. : Maître de conférences – université Saâd Dahlab Chef du service de médecine légale-CHU de Blida