Tareq Oubrou est recteur de la mosquée de Bordeaux. Auteur de L'Unicité de Dieu. Des noms et attributs divins (Ed. Bayane, 2006), il a pris part au congrès international de la tariqa el alaouia qui s'est tenu en juillet dans la wilaya de Mostaganem. Nous lui avons demandé son éclairage sur une problématique qu'il connaît bien : le Coran et l'ijtihad face à la modernité. La religion musulmane, comme toute religion monothéiste, est basée sur l'idée générale de devoirs envers Dieu. La modernité repose, quant à elle, sur l'idée de droits autant que de devoirs. Pensez-vous qu'il est alors possible de les concilier ? Si on se réfère aux classiques de la théologie, on remarque qu'ils regorgent de théories du droit à la propriété, de la liberté de pensée, du respect de l'autre, de la dignité humaine. Comme on a des devoirs envers Dieu, on a des devoirs envers les autres. Les droits de l'homme n'ont pas été inventés de toutes pièces. Ils sont le résultat de plusieurs civilisations et des valeurs véhiculées par les religions monothéistes. Le problème est que les textes ne sont pas formulés dans un langage moderne. On doit expliciter ce langage classique, le rendre compréhensible aux gens d'aujourd'hui. Malheureusement, beaucoup n'ont pas su traduire ces valeurs dans des termes actualisés. Quelles sont les plus grandes difficultés auxquelles se heurtent les musulmans lorsqu'il s'agit de modernité ? Les musulmans d'aujourd'hui ressentent une grande frustration envers l'Occident qu'ils voient en ennemi. En conséquence, ils font une lecture extrémiste et réactionnaire. Cette frustration est indigne de la civilisation musulmane qui est construite sur les autres. L'ijtihad ne se contente pas d'une lecture autocentrée, car tout n'est pas dans l'héritage musulman. Le Coran est ouvert sur l'universel. C'est aux musulmans de prolonger le texte. Il faut partir de la nature du texte, intérieur et extérieur, le faire raisonner avec le monde. Le Coran n'est pas fermé sur lui-même. Qui peut aider à faire en sorte que l'Islam et la modernité ne soient plus des termes contradictoires dans les esprits ? Il doit y avoir une vraie volonté politique. Ce sont les Etats qui doivent changer les choses, grâce notamment à l'éducation. L'école doit jouer convenablement son rôle. Elle doit donner aux enfants les outils nécessaires pour avoir un regard éclectique sur ce monde. Le fait d'isoler l'enseignement islamique dans un cours d'éducation islamique bien précis n'est pas la solution, car cela renforce la frustration. L'Islam est présent dans les sciences, la philosophie, la linguistique et le monde, pas seulement une heure par semaine. C'est comme un moteur qui fonctionne sans voiture. Les professeurs posent et répondent eux-mêmes aux questions. Il faut qu'ils soient en adéquation avec le monde extérieur d'aujourd'hui. C'est la modernité qui pose des questions et le Coran permet de trouver les réponses. Le Coran est une méthodologie non un endoctrinement. Nos savants manquent de culture. Ils ont du mal à articuler le classique avec le moderne. Leurs discours ne répondent pas à nos jeunes, car ils n'ont pas la capacité de cerner le monde actuel. Or, on ne peut pas comprendre le Coran sans comprendre le monde. Beaucoup de jeunes s'enferment pourtant dans le Coran et refusent et le monde et la modernité… Ces jeunes sont souvent en échec scolaire. C'est un phénomène sociétal. Il est très difficile de les aider à retrouver leur équilibre et à s'intégrer dans le monde d'aujourd'hui. Ils sont un des symptômes de la crise de toute une société. On assiste à une paupérisation des gens dans les pays musulmans, cet état de fait mène les jeunes à s'enfermer dans l'extrémisme. La religion devient alors une béquille qui aide les gens dans la violence. Ils n'ont pas la capacité de réfléchir et d'analyser. Leurs seules questions se résument à : est-ce halal ou haram ? Que dit Dieu ? Que dit l'Islam ? Mais M. Islam, je ne l'ai jamais rencontré. Je peux juste donner mon interprétation des choses. Or, ils ignorent le sens du mot interprétation et n'ont pas les outils nécessaires pour une médiation savante et intelligente. Les politiques doivent assumer leur politique et les prendre en considération. Il faut une théologie réformée. Il faut s'intégrer dans le monde d'une façon juste, en gardant ses traditions et sa religion, tout en étant ouvert sur le monde. Mais est-ce si facile ? C'est possible mais difficile, car les gens sont formatés. Personnellement, je rame à contre-courant et c'est très délicat de leur expliquer mon point de vue et de les aider à réfléchir et à se poser de vraies questions. Les gens ont du mal à changer leurs idées. Ces dernières années ont été marquées, dans le monde musulman, par l'ouverture de bon nombre d'établissements dits islamiques. Ces pratiques ne sont-elles pas le résultat d'une peur des musulmans face à la modernité et à la mondialisation, qui préfèrent faire confiance aveuglément à une institution dite musulmane, plutôt qu'à une autre ? L'Islam est un grand marché qui marche très bien en ce moment. Tout devient « islamique » : banque islamique, fondation islamique, foulard islamique, etc. On trouve de tout. Quelque part, c'est une bonne chose que les musulmans tentent d'arriver à une égalité économique, à cause du capitalisme, encore faut-il que ce qui est proposé soit solide et en rapport avec l'éthique.