Alors que tous les esprits sont préoccupés par le conflit libyen et par la hantise d'un nouveau Tchernobyl à la japonaise, pour des raisons évidentes d'approvisionnement de pétrole pour les uns et de risque d'une catastrophe écologique majeure pour les autres, d'autres tragédies se déroulent devant nos yeux et sans que les bonnes consciences occidentales et la «communauté internationale» ne s'émeuvent le moins du monde. Car comment peut-on appeler autrement le traitement infligé au peuple bahreïni par une monarchie d'un autre âge, coupable d'une sanglante répression envers un soulèvement pacifique d'une opposition dont le seul tort, aidé en cela par la vague rafraîchissante de liberté qui a déferlé sur le monde arabe après des décennies d'immobilisme, est d'avoir demandé plus de liberté et un droit de regard sur la gestion de la chose publique dans cette partie du monde qui semble réfractaire au changement. Cette aspiration profonde à plus de liberté et la réponse musclée des autorités locales avec l'appui «désintéressé» de la sœur aînée l'Arabie Saoudite, reliée au pays insulaire par le pont Fahd et présentée lors de son inauguration comme la huitième merveille du monde par le royaume wahhabite, n'a guère suscité l'intérêt politico-médiatique accordé à l'insurrection libyenne. Les images de la terrible répression qui s'est abattue sur les opposants à ce régime archaïque et fossilisé et d'une atrocité inouïe n'ont pas trouvé d'écho chez les pseudo défenseurs des droits de l'homme qui essaiment dans le monde arabe, dont l'Algérie. Rien. Comme si le seul fait d'être chiite suffit largement à être discrédité, à être traité de traître et de mériter le sort que l'on vous inflige, et qui plus est par des troupes étrangères. Il semble qu'il existe une loi tacite chez les roitelets de la région qui stipule que tout chiite est coupable d'intelligence avec l'ennemi perse jusqu'à la preuve irréfutable de son innocence. La répression a atteint le summum de l'horreur : on tire à bout portant sur des gens désarmés, on exécute de sang-froid les blessés ; des milices cagoulées attaquent à coups de gourdins, de sabres et de pistolets des étudiantes à l'université même. Pis. Le silence coupable de la «communauté internationale», des frères arabes et des chaînes satellitaires de grande écoute arabes, notamment la diabolique Al Jazeera, a encouragé les tenants de la barbarie à commettre l'irréparable : on s'attaque aux hôpitaux. On a fait même irruption dans un bloc opératoire pour emmener manu militari un chirurgien. Du délire. La haine des Al Khalifa pour le changement, tant souhaité par l'opposition, est allée encore plus loin pour détruire le monument du square de la Perle, symbole de la contestation populaire. Naturellement, le grand objecteur de conscience qu'est cheikh Qaradaoui a mis son petit grain de sel : puisqu'il s'agit de chiites, il n'y a aucune comparaison à faire entre le soulèvement pacifique dans le petit Etat insulaire et les autres mouvements de même inspiration en Tunisie, en Egypte et en Libye, que le vénérable cheikh a fortement encouragés, et l'aspiration à la liberté clamée par tout un peuple depuis plus d'un mois ne peut être qu'un vaste complot, ourdi par qui vous savez, pour déstabiliser la famille sunnite régnante. Faut-il rafraîchir la mémoire de certains et rappeler que le cheikh azhariste, et lors d'un débat célèbre sur la chaîne satellitaire Al Jazeera, au moment fort des massacres en série de la population algérienne pendant la décennie rouge, n'est pas allé de main morte pour accuser l'ANP d'être le commanditaire de ces massacres ; une sale campagne de dénigrement que l'on ne peut pas mettre sur le compte de l'ignorance et de l'incompétence en la matière, parce que le cheikh a récidivé des années plus tard, et juste après un séjour à l'hôpital militaire d'Aïn Naâja ! En apportant sa contribution «désintéressée» à propos des événements qui ont suivi le fameux match d'Oum Durman. Les troupes saoudiennes répriment au vu et au su de tout le monde, elles n'ont pas hélas le savoir-faire de la police française pour faire face à ce genre de situation ! Et des médias inféodés au régime wahhabite, dont quelques relais locaux n'hésitent pas à parler d'ingérence iranienne. Il faut le faire. Après avoir ensanglanté des pays entiers et semé la terreur dans les quatre coins du monde et apporté de l'eau au moulin des adeptes du clash des civilisations et autres islamophobes invétérés, via les fetwas maison et nombre d'illuminés érigés en nouveaux prophètes par la propagande salafiste, l'exemple algérien est plus qu'édifiant pour le rappeler, la soldatesque du «Serviteur des deux Lieux Saints de l'Islam» évolue maintenant sans fard que ce soit aujourd'hui au Bahreïn, ou, il y a quelques mois, dans le conflit yéménite. Cette dérive saoudienne répond à l'échec consommé dans le dossier irakien où leurs services ont tout essayé à coups de kamikazes et d'engins piégés, pour empêcher la stabilisation du pays et par ricochet un rôle prépondérant pour les chiites dans la nouvelle configuration du pouvoir en Irak, étant largement majoritaires. Un argument de taille allait disparaître de la propagande antichiite saoudienne : les chiites ne sont pas, malheureusement, tous Iraniens ; ils appartiennent aussi à de vraies tribus arabes d'Irak. Mieux : ils sont quatre à cinq millions de chiites saoudiens qui vivent dans la partie est du royaume saoudien, c'est-à-dire la partie la plus riche du pays, des sujets considérés comme des pestiférés et sans aucun droit au chapitre. Le roi Abdallah a bien voulu leur octroyer un peu de liberté de culte au début de son règne, mais la frange la plus conservatrice de la famille régnante l'en a empêché. Certains voient d'ailleurs dans l'intervention saoudienne au Bahreïn une sorte de «guerre préventive» contre un éventuel soulèvement de la partie est où la contestation gronde depuis presque la naissance du royaume. Cette intervention musclée, qui a curieusement fait suite à la visite de Robert Gates, secrétaire d'Etat américain à la Défense, au Bahreïn, siège de la Ve flotte US, ne fait qu'envenimer les relations entre les Etats de la région partis dans une véritable folie d'armement massif faisant le bonheur du Complexe militaro-industriel américain, sans pour autant remettre en cause la suprématie israélienne dans la région. Il faut dire qu'avant d'arriver à cette confrontation sanglante avec les autorités locales, le peuple bahreïni, du moins la majorité chiite, a eu à subir ce qu'aucun autre pays arabe n'a eu à endurer. Victime collatérale de la révolution islamique iranienne, soupçonné dans sa loyauté envers la dynastie moyenâgeuse des Al Khalifa, elle fut témoin d'une opération démographique surréaliste conçue par les stratèges du système. Ce qui a été expérimenté par Staline dans les ex-Républiques soviétiques, surtout musulmanes, avec l'envoi massif de ressortissants russes et leur implantation par la force, et par le pouvoir chinois dans son obsession de contenir les Ouïgours et de changer la donne démographique dans l'ex-Turkestan oriental, l'actuel Xinjiang, cette option «finale» deviendra la solution rêvée pour inverser le rapport de force largement en faveur des chiites. Dans la phobie de tout ce qui est chiite et qui rappelle la puissance régionale iranienne, les autorités bahreïnies sont parties dans une vaste opération de naturalisation de ressortissants étrangers tous azimuts. Et c'est ainsi que des dizaines de milliers, pour ne pas dire des centaines de milliers, de Bengalis, de Pakistanais et de ressortissants de pays arabes, obligatoirement sunnites, allaient obtenir la nationalité bahreïnie. Et ce sont les nouveaux naturalisés, signe de loyauté envers leur patrie d'adoption oblige, qui sont le fer de lance dans la terrible répression qui s'abat sur l'opposition. Les chiites sont ainsi passés de 98% de la population à environ 70% aujourd'hui. Les autorités du petit royaume insulaire pensent avoir fait le plus dur en recourant à la force pour réprimer des manifestations pacifiques, mais ils ne font que retarder l'échéance et pousser le mouvement de contestation vers plus de radicalisation. Tôt ou tard, ils auront à répondre de leurs actes. On ne peut pas assassiner un peuple ; l'Irak est tout proche pour le leur rappeler. La jeunesse arabe est passée par-là. Et ce n'est pas l'oncle du roi du Bahreïn qui va nous contredire, lui qui est chef du gouvernement depuis 40 ans. Si Allah lui prête vie, il pourra facilement battre le record de Louis XIV.