Comme d'habitude, son fils vint la chercher. A 17h, il faisait déjà nuit, c'était l'hiver. Ils devaient prendre le bus à l'Alum, c'était une trotte du Coudiat à la station de bus, transférée ici pour cause d'aménagement de l'ancienne qui était près du stade Benabdelmalek, en celle de tramway. Tiens, le bus de Djebel Ouahch est là, tant mieux, ils y montent. Pauvres niais qu'ils étaient, ils ne savaient pas que le bus était celui de Zouaghi, à l'autre bout de Constantine, le conducteur ayant entre-temps changé de girouette. Le bus s'ébranla, quittant enfin la station. Samir embêtait sa mère avec ses extravagances d'adolescent. A un moment donné, il débitait des paroles graves, si bien que Hanane, à qui aucun mot n'échappait, était dans tous ses états, ressentant une très forte crainte. « Maman, il faut que vous vous occupiez de moi… Ces jours-ci je ne pense qu'à la mort, je voudrais mourir, j'en ai marre… Mais, mon fils, qu'est-ce que tu as ? Pourquoi tu penses à ce genre de choses ? Occupez-vous de moi… J'en ai assez de cette vie ! Qu'as-tu, mon petit lapin ? Pourquoi tu parles ainsi ? Mais nous ne faisons que ça ! » Samir était en classe terminale, il était le cadet de la famille. A ce moment, Hanane leva la tête et vit, surprise, portant sa main à sa poitrine, que le bus fonçait en direction de Zouaghi, que ce n'était pas la route de Djebel Ouahch. Eperdue, ne sachant que faire, elle mit au courant son fils, puis ils s'entendirent sur le fait de descendre au niveau du premier arrêt qui se présentait, sûrement celui de l'université, puis d'aller à pied à la gare routière. Ce qu'ils firent. La route était par endroits éclairée par des lampadaires, mais il faisait ailleurs très sombre ; il était 19h passé, et ils devaient se taper au moins deux kilomètres. C'était une route dangereuse, plusieurs personnes y avaient été agressées. Quant à une femme, accompagnée d'un gosse… Une petite femme, au corps si joliment menu, et un gosse, qui n'en est qu'un, finalement, malgré ses 18 ans, et quelque grand de taille qu'il fût… Hanane avait la peur au ventre. Ils n'avaient pas fait quelques pas qu'un cri, un miaulement, plutôt un cri de bébé se fit entendre et les fit se retourner. Oh, le petit chien ! Il pleurait, le bébé chien ! Oh, le chiot qui pleurait comme un bébé abandonné par sa maman, qui devait avoir peur, et qui les suivait avec ses pattes courtaudes. Il s'approchait d'eux, pataud, puisqu'ils s'étaient arrêtés. Hanane n'en était pas encore au bout de sa peine aujourd'hui. Elle avait le cœur serré d'émotions. Trop d'émotions pour ce petit bout de femme. D'abord, toute une journée de labeur durant laquelle, rivée à sa chaise, consciencieusement, elle avait épluché un tas de paperasses, qu'elle avait dû lire pour y répondre ; puis son enfant qui s'était mis à divaguer sérieusement ; puis le bus qui fut pris de folie ; la marche à pied dans la nuit noire, à la recherche d'un taxi… Et enfin ce petit chiot qui s'accroche à ses jupons ! C'est trop pour elle, toute tendresse qu'elle est. Samir dit : « On l'emmène, maman ? Non, petit, on ne peut pas, nous avons un appartement, on ne peut pas… On l'emmène, maman, s'il te plaît ? Non, mon fils ». Samir sortit des madeleines du sachet qu'il portait, et lui en émietta une. Le chiot se mit à manger, il devait avoir vraiment faim, car il s'était calmé, ne glapissant plus. Ils profitèrent de ce moment pour s'éclipser dans l'obscurité. Comme s'il l'avait deviné, le chiot releva sa tête, puis se mit à courir en criant, petite boule roulant sur la chaussée. Bientôt ils arrivèrent à la gare routière, y trouvèrent un taxi, qui les emmena à leur domicile. Pendant ce temps, le chiot continuait à trotter et à criailler dans la tête de Hanane, et peut-être même ou sûrement dans celle de Samir. Un moment, avant de descendre du véhicule, elle pria le chauffeur de revenir à l'université, lui disant qu'elle avait oublié quelque chose. Samir allait parler, mais, prévoyant la chose, elle lui pinça le bras, et il ne broncha pas. Non loin de l'arrêt de bus de l'université, elle dit au chauffeur de s'arrêter et de les attendre un moment, puis elle fit signe à Samir de descendre. Ils arrivèrent facilement à repérer le lieu où ils avaient laissé le chiot, mais ne l'y trouvèrent pas. Ils s'étaient éloignés de la voiture. Un moment après, ne les voyant pas revenir, le chauffeur de taxi les rejoignit, tous feux dehors. Il sortit sa tête de la portière. « Que cherchez-vous ? Un petit chien, répondit Hanane. J'en ai vu un tout à l'heure, avant d'arriver ici, et j'ai même failli l'écraser ! Ah, mon Dieu ! fit elle. Allez, montez, on peut le retrouver, s'il ne se passe rien entre temps… » Incontinent, Hanane et Samir s'engouffrèrent dans le véhicule. Tous les trois avaient les yeux écarquillés, scrutant la chaussée inondée du faisceau de lumière. « Tenez, le voici ! C'est celui-là ? Oh, oui, c'est lui, s'écrièrent Hanane et Samir d'une même voix. Va le chercher » , fit Hanane. Ne se laissant pas prier deux fois, Samir sauta du véhicule, prit le chiot et revint illico. Une fois sur le pas de la porte, Hanane paya le chauffeur, et ne fit même pas attention au prix de la course ; le chauffeur aurait demandé le double, elle se serait exécutée sans hésiter un instant.