Depuis quelque temps, le débat s'est intensifié autour de la pertinence de cet exemple turc, une étiquette vraisemblablement exploitée par le gouvernement d'Ankara. Toutefois, la Turquie peut-elle réellement servir de modèle démocratique ? Et quel rôle joue-t-elle véritablement dans ces révolutions arabes ? Quelques éléments d'analyse. Crainte héritée de l'époque ottomane, la Turquie s'est toujours méfiée des grands changements en provenance du monde arabe, souvent sources d'instabilité politique. Les révolutions arabes auraient donc dû l'effrayer. Mais les dirigeants d'Ankara semblent avoir compris que la conjoncture actuelle était propice à la diffusion du modèle turc au sein des futurs systèmes étatiques. Et que la Turquie devait saisir l'opportunité d'approfondir sa dimension stratégique et d'affirmer son leadership régional. Le 1er février dernier, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, rompant le mutisme diplomatique jusque-là observé, a apporté son soutien aux revendications des peuples arabes. Favorable pour que l'OTAN, dont elle fait partie, reprenne la direction des opérations militaires en Libye, la Turquie a cependant refusé de participer aux bombardements aériens, pouvant ainsi proposer sa médiation entre les deux camps et valoriser sa position régionale. Le Premier ministre a par ailleurs estimé que l'expérience turque pouvait servir de tremplin aux révolutions en cours. Une combinaison politique qui séduit Mais quelle est la recette du succès turc ? Que ce soit dans le monde arabe ou en Occident, beaucoup s'accordent à dire que le «modèle turc» est un exemple à suivre dans la reconstruction des systèmes arabes. Même Tariq Ramadan, le petit-fils du fondateur des Frères musulmans égyptiens, partage cet avis : «L'exemple turc doit être une source d'inspiration pour nous.» Récemment, un sondage de la fondation turque d'études économiques et sociales, Tesey, effectué auprès de sept pays arabes et de l'Iran, a révélé que 66% des personnes interrogées considéraient la Turquie comme un modèle pour le monde arabe. Etat laïc, celle-ci s'avère être une combinaison réussie entre un système démocratique et un islam politique modéré, symbolisé par le Parti de la justice et du développement (AKP), arrivé au pouvoir en 2003. Malgré des coups d'Etat qui ont, par le passé, secoué le pays, ainsi que la place de l'armée dans la vie politique, les élections sont – selon les experts internationaux – libres, et le multipartisme existe depuis 1946. Un cumul de bons points, notamment pour les Occidentaux, qui opposent souvent le modèle turc au «modèle iranien », qu'ils considèrent antidémocratique. Toutefois, les grâces de l'Union européenne ne sont pas allées jusqu'à accepter l'intégration de la Turquie, poussant cette dernière à redéfinir ses relations avec le monde arabe, notamment avec la Syrie. Le gouvernement d'Ankara a également reconfiguré ses rapports avec Israël, qu'elle a reconnu dès 1948, s'affirmant comme la médiatrice dans le dossier israélo-palestinien. De quoi booster sa cote de popularité parmi les populations arabes. D'une manière générale, la Turquie tente de se poser comme un acteur nuancé, soucieux des populations musulmanes. Mais au-delà de ses positions diplomatiques et des atouts de son système politique, la Turquie charme aussi par son modèle économique et social. Une «turcomania» aux facettes multiples Le modèle sociétal turc revêt, à l'heure actuelle, d'autres caractéristiques d'une importance capitale. Et le succès de ses feuilletons télévisés n'est pas le seul facteur qui peut expliquer l'engouement des populations arabes pour la société turque. Certes, cette sorte de «soft power», qu'elle exerce à travers son influence culturelle, a contribué à développer son image, à tel point que certains parlent de «turcomania». Mais un autre élément de taille ne peut être ignoré : le modèle citoyen turc. En effet, contrairement à de nombreux pays arabes, la citoyenneté n'est pas conditionnée par l'appartenance religieuse. Le code civil, d'inspiration suisse, est bâti de telle sorte que la citoyenneté est avant tout reliée à la nationalité. Autre critère notable : l'égalité homme/femme est inscrite dans la loi. A ces conditions sociales remarquables s'ajoute un développement économique exceptionnel. Depuis l'arrivée des islamo-conservateurs en 2003, la Turquie a observé une croissance économique avoisinant les 10%. Et cet acharnement à libéraliser l'économie turque a porté ses fruits, la Turquie se positionnant aujourd'hui comme la 16e économie mondiale. L'hospitalité à la turque, pas seulement dans les feuilletons «Nous ne pouvons rester indifférents à ce qui se passe chez notre voisin et frère», a affirmé Ahmet Davutoglu, chef de la diplomatie turque. En plus d'être un exemple politique, la Turquie s'est aussi illustrée par son assistance humanitaire auprès des quelque 11 000 réfugiés syriens, selon un bilan des autorités gouvernementales turques. Contrairement aux Occidentaux qui, pris d'un excès de panique, se sont empressés de fermer leurs frontières, la Turquie, elle, a décidé de laisser sa porte grande ouverte aux réfugiés syriens, pourtant encore marquée par l'épisode des réfugiés kurdes en 1991. Elle a même érigé de nouveaux camps, procurant repas chauds et cellules de soutien psychologique. Pour mettre fin à ces flux de réfugiés, le Premier ministre a exhorté le régime syrien à établir un calendrier de réformes et à mettre fin à la répression, l'accusant «d'atrocités». Et dans le même temps, pour tenter d'apaiser les tensions entre les deux pays, il a aussi reçu un émissaire du président Bachar Al Assad, répondant au nom – étonnant – de Hassan Turkmani. Mais il est fort probable qu'Ankara ne pourra pas, à long terme, continuer ainsi de ménager la chèvre et le chou. La face cachée de l'égérie Certes, la Turquie tente vraisemblablement de profiter de cette belle opportunité que constitue le printemps arabe. Mais est-elle un réel modèle de démocratie ? La démocratie et l'Etat de droit restent à parfaire en Turquie. A l'instar de la plupart des régimes arabes, le pays n'échappe pas au problème de la censure et des arrestations d'opposants. Et ce filtrage internet semble prendre de plus en plus d'ampleur. Le gouvernement s'apprête à instaurer, en août prochain, un nouveau système. L'internaute devra, à chaque connexion, préciser son type de recherche en sélectionnant l'un de ces filtres : famille, domestique, ou standard. Par ailleurs, d'autres éléments font tache d'huile : le droit des minorités, notamment des Kurdes, n'est pas toujours respecté. Le 27 mars, un groupe de Kurdes turcs a entrepris une campagne de désobéissance civile, protestant contre leur manque de représentativité politique. Le leader du Parti pour la paix et la démocratie (BDP), Selahattin Demirtaşs, a, quant à lui, déclaré que le peuple kurde de Turquie était à la recherche de sa place Tahrir. Par ailleurs, le système turc actuel ne semble pas applicable, dans l'absolu, à l'ensemble des régimes arabes aux spécificités et aux constructions historiques différentes, et résulte de mutations profondes effectuées sur le long terme. Et les alliances stratégiques, entretenues avec le monde occidental, sont certes de bons atouts pour diriger la médiation, mais peuvent à la longue constituer des facteurs disqualifiant. D'autant plus lorsque des rumeurs de pourparlers secrets entre Ankara et Tel-Aviv, destinés à améliorer les relations bilatérales, circulent. Toutefois, l'expérience turque reste à méditer, car elle illustre la possibilité d'aboutir à un système démocratique contrôlé où, selon Jean Marcou, fondateur de l'Observatoire de la vie politique turque, «l'armée sous la pression d'un rapport de forces légitimé par un processus électoral sincère (…) abandonne sa position dominante, et où un parti islamiste considéré comme le péril principal (…) peut en devenir le gestionnaire en s'employant à faire respecter des principes démocratiques.»