«Depuis plusieurs jours, j'avais remarqué un changement dans le comportement de ma fille de 5 ans. Habituellement douce et calme, elle devenait agressive. Elle déshabillait sa poupée pour la caresser, raconte Chérifa*, mère divorcée, habitant à Constantine. Au début, ce geste ne m'a pas trop inquiétée. Ni même que la crèche me convoque pour m'interpeller sur le fait que ma fille déshabillait ses camarades… Je me disais que cela était peut-être dû à son âge et à sa curiosité. Mais mon choc fut insoutenable lorsqu'un jour elle revint de chez son père en me disant qu'elle avait mal aux cuisses. Visiblement, elle n'avait pas de sang ni des bleus. Je lui ai demandé alors si elle avait fait du vélo ou était partie au parc d'attractions avec son père. Elle me raconte alors qu'elle avait fait sa sieste habituelle et que son père l'avait déshabillée, caressée, léchée…» «Papa a l'habitude de mettre sa tête entre mes cuisses, me dit-elle. Je n'arrive toujours pas à y croire. Son propre père. Que dois-je faire pour la protéger ?» demande, en pleurs, la maman de Aya. Désespérée, elle parle d'un avenir brisé pour sa fille. «Pieds nus, j'ai couru aussi vite que possible chez le médecin légiste qui m'a, malheureusement, confirmé le désastre. Je suis aussi allée chez un psychologue. Ma fille souffre de troubles psychologiques et a besoin d'un suivi psychiatrique. Réussira-t-elle à surpasser ce drame ? Pour moi, certainement pas. Je me culpabiliserai tout le reste de ma vie.» L'histoire de la petite Constantinoise a laissé le réseau Nada (réseau algérien pour la défense des droits des enfants) sans voix. Pourtant, des histoires d'enfants sexuellement agressés, les bénévoles en entendent tous les jours. Combien sont-ils à souffrir dans le silence sous prétexte que le prédateur est un membre proche de la famille – souvent le frère, le père ou l'oncle – ? La situation est tellement inquiétante que le mouvement associatif tire la sonnette d'alarme. Résistances culturelles Un collectif d'associations, initié par le réseau Wassila, avec l'adhésion du réseau Nada, SOS village d'enfants de Draria et l'association algérienne d'accueil d'enfance et famille bénévoles, sera créé lundi prochain «pour mener une plaidoirie auprès des instances nationales chargées de la protection de l'enfance et des droits de l'homme», explique Aït Ameur du réseau Wassila. La naissance de ce collectif sera annoncée lundi lors du forum prévu à Alger. Le collectif demandera à ce que soit lancée une campagne de sensibilisation et d'information pour rendre obligatoire le signalement des abus sexuels commis contre les enfants. Il demandera aussi l'adoption d'une loi obligeant toute personne témoin d'une agression sexuelle contre un enfant de signaler le cas aux autorités compétentes et appliquant le délit de non-assistance à personne en danger. L'ampleur réelle de ce fléau est difficile à déterminer, du fait du manque de signalement, de la non-dénonciation, de la persistance de résistances culturelles relatives à la sexualité, de la clémence et de l'impunité dont bénéficient certains auteurs. Lundi prochain, le collectif a décidé de briser définitivement le mur du silence en interpellant l'ensemble des parents, des éducateurs, la société civile et les élus. «Il ne se passe pas un jour sans que trois ou quatre cas d'abus sexuels à l'égard de l'enfant soient signalés», témoigne Hamida du réseau. Dans les toilettes Le 30 33, le numéro vert, sonne toute la journée. Des dizaines de cas sont recensés, comme celui de Mohamed Amine, 11 ans. D'après les témoignages du garçon, il serait victime de l'épicier de sa cité. Ce dernier, âgé de 22 ans, est un commerçant apprécié par les voisins auxquels il accorde des crédits. A chaque fois que l'épicier le voit jouer dans la cour de la cité, il l'appelle dans son arrière-boutique. Jusqu'au jour où l'épicier appelle son jumeau, Zinou, en le prenant pour Mohamed Lamine. Zinou fait de la résistance et court chez sa maman à qui il raconte tout. Et c'est au tour de la mère de cacher le drame à… son mari. Elle ne porte pas plainte et décide de ne plus les laisser jouer seuls dehors. Mais le réseau Nada a entamé une procédure judiciaire. Elle ne fait confiance qu'à l'école. Mais là aussi, il ne s'agit pas d'un endroit sûr. «Mon fils Ghanou est âgé de 12 ans. Il est en 2e année moyenne. Son niveau est moyen, ses notes ne dépassent pas 11/20. Les enseignants m'ont toujours affirmé qu'il était calme et discipliné en classe. Je les rencontre souvent depuis mon divorce il y a quatre ans, raconte Fatiha. Je ne voulais pas qu'il soit perturbé par notre conflit. C'est mon fils unique. Je tenais tellement à son équilibre psychologique que je m'ingérais même dans ses relations amicales. Je l'accompagnais même à son collège. Mais je ne me suis jamais doutée que le danger existait à l'intérieur.» Pourtant, c'est à l'école que Ghanou est victime de violences sexuelles de la part d'un de ses camarades qui sévit dans les toilettes. «Lorsque j'ai appris ce qui se passait, je suis allée voir le directeur du collège pour surveiller l'auteur et mieux protéger mon enfant. Ce fut un drame de découvrir que mon fils n'était pas la seule victime…», pleure-t-elle. «Pour mettre fin à ce fléau, il faudrait d'abord mettre fin aux résistances sociales et culturelles, souligne une bénévole du réseau Nada. Car abuser de l'enfant, c'est abuser de la société.» * Les prénoms ont été modifiés