Au détour d'une rue de Mogrine, le regard de l'automobiliste de passage est impérieusement attiré par la façade d'une maison de type colonial. D'un étage, elle est étonnamment décorée par des rameaux fleuris qui, telles des lianes, s'y entrelacent en un gai verdoiement. Cependant, il ne s'agit pas de vraies ramures mais d'un réussi trompe-l'œil puisant son inspiration d'un authentique art naïf à la façon des tableaux de Baya. Le visiteur tenté d'immortaliser cette fantaisie n'a pas le temps de la fixer par l'objectif de son appareil photo que Mhadji s'est déjà infiltré dans le décor. Et pour bien signifier son droit à l'image, l'homme en salopette explique : « C'est moi l'auteur. » Invariablement, comme à chaque fois, la conversation s'engage avec le sympathique bonhomme. Et immanquablement, son interlocuteur est amené à jeter un coup d'œil à son atelier situé au rez-de-chaussée de la bâtisse enguirlandée. Son antre est un véritable capharnaüm où voisinent les objets les plus hétéroclites. C'est que, pour quelque problème d'ordre mécanique, électrique de plomberie, de cordonnerie, de menuiserie, d'électroménager, de soudure ou de tout autre, il était devenu l'unique secours à Mogrine lorsque les professionnels avaient échoué. On va voir alors Djeha, selon le surnom dont on l'avait affublé, parce que tout comme le célèbre facétieux personnage, Mhadji se joue de toutes les difficultés. Chez lui, on répare voitures, mobylettes, meubles, ventilateurs, chaussures, postes de radio, pompes à eau ou tout autre appareil. M'hadji, en roi de la débrouille, arrive toujours à déceler la panne et à trouver une solution, quitte à fabriquer de ses propres mains la pièce introuvable sur le marché. Ce qui est le plus étonnant, c'est que cet homme n'a jamais bénéficié d'une formation dans un centre spécialisé ni d'un quelconque apprentissage pour l'acquisition de ses divers talents. Tout le village en témoigne : « C'est un homme extraordinairement doué. Ah, si l'école avait été autre et s'il s'était trouvé sous d'autres cieux, comme il aurait bien réussi ! » En effet, à l'école, Mhadji a eu du mal à trouver ses marques. Sa voie, il ne l'a découverte qu'à l'âge de 20 ans, un jour que venait de s'achever une crise d'adolescence bien tardive à se résorber, une crise déclenchée à la suite d'une punition infligée par un bourreau d'enfants, un instituteur qui l'oublia dans le placard de la salle de classe où il l'avait enfermé. Depuis Mhadji, devint claustrophobe. Et, de toute sa vie, il n'allait plus pouvoir s'endormir que la porte ou la fenêtre ouverte. Il ne se libéra jamais du cauchemar des heures passées à cogner à l'étroit dans le noir. Le maître l'avait cloîtré après une sottise commise juste avant la fin de la sortie des classes, en fin d'après-midi. L'enfant croyait que son calvaire allait durer le temps que le maître termine de corriger les cahiers de classe et qu'il vienne les ranger dans le placard d'où il le libérerait. C'était ainsi que cela se passait lorsqu'il emprisonnait un élève après la sortie des classes. Seulement, cette fois-ci, un de ses collègues, lui avait fait délaisser la correction de ses cahiers et l'avait entraîné dehors à la sortie des classes. Mhadji ne s'inquiéta pas lorsque le retour du maître commença à tarder plus que de raison. Puis une longue et angoissante attente débuta. A un moment, Mhadji appela timidement. Il rappela encore misérablement avant qu'une terreur envahissante ne prenne le-dessus. Mais ses hurlements n'eurent aucun écho. Il cogna à la porte mais l'étroitesse du réduit l'empêcha d'asséner de grands coups. Il commençait à suffoquer, suant à grosses gouttes. Ses ruades ne réussirent qu'à le faire à moitié assommer par les étagères qui lui tombèrent sur la tête avec tout ce qu'elles portaient. Il pensa fort à la mort qui, seule, pouvait le délivrer de la panique qui le taraudait à la folie. Sa mère, inquiète de son retard après la tombée du jour, alerta son oncle chez lequel ils vivaient depuis la perte de son père. L'oncle le chercha vainement jusqu'à ce qu'un camarade de classe se rappela de la punition infligée par le maître. Le malheureux Mhadji fut découvert recroquevillé sur lui-même en état d'hébétude. Durant des semaines, il demeura catatonique. Sa mère lui fit visiter les koubbas de tous les saints dont la baraka était reconnue en la matière. Elle lui fit établir des talismans chez des talebs réputés exorciseurs des djinns les plus tenaces. L'enfant mit des mois à se soustraire du monde où il s'était isolé. Mais, c'est sûrement le dévouement maternel et sa douce présence qui le sauva de l'obsession qui l'enchaînait. Il ne revint plus à l'école. Trop jeune pour travailler quelque part, il s'occupa de menues tâches qu'on voulait bien lui confier. Et puis, pour se procurer quelque argent de poche, il en vint à la délinquance. Il cambriolait les demeures du village puis celles d'autres agglomérations, s'infiltrant telle une anguille par les ouvertures les plus improbables, sans que jamais une serrure fût capable de lui résister. Il était d'une telle ingéniosité pour découvrir les cachettes et forcer les mécanismes les plus retors au point que ses victimes en arrivaient à soupçonner leurs proches d'indélicatesse. Ses méfaits générèrent même de sérieux malentendus au sein de quelques familles. Cela dura jusqu'au jour où il revint sur ses traces chez un madré paysan qui l'avait appâté. Mhadji faillit se retrouver en prison n'était l'intervention de son oncle auprès de l'agriculteur largement dédommagé pour le premier vol. La crise de Mhadji cessa comme elle était née. Non pas parce qu'il devint subitement vertueux mais plutôt à la perspective d'avoir à étouffer entre quatre murs d'une prison. Sa hantise d'enfant avait ressurgi, monstrueusement tétanisante. Pour gagner sa vie, il se lança alors dans la réparation de tout ce qui pouvait retrouver une seconde vie. Mettant à profit son sens aigu de l'observation et grâce à sa capacité à transférer son savoir et son habileté acquis, il est arrivé alors à tout faire. En réponse aux flatteries de ses clients ébahis, Mehadji se raconte volontiers. Et chaque fois qu'il trouve une oreille attentive, il ne manque pas de déplorer que les autorités n'aient jamais pensé à l'encourager par un crédit bancaire, lui aussi, à l'instar des paysans de sa rurale commune, des agriculteurs auxquels l'Etat accorde de conséquentes subventions. Il n'arrive pas à comprendre, comme avait tenté de le lui expliquer un représentant de l'autorité, que pour ce qui le concerne, il « n'entre pas dans le cadre du cadre... ». Alors, repaissant son ego dans les propos flatteurs et les regards admiratifs des gens, il s'essayait à se surpasser. On l'avait même entendu dire : « Je peux fabriquer une kalachnikov s'il n'y avait pas le risque pour moi de me retrouver en prison. » L'affirmation ne resta pas sans écho. Un paysan vint lui demander de lui rafistoler un vieux fusil de chasse. Il le lui avait ramené le soir, à la nuit tombée car conserver chez soi une arme, même inutilisable, constitue une grave infraction. Pour M'hadji, y toucher, c'était commettre un délit sévèrement puni par la loi. Bien que la crainte du gendarme lui posa quelque souci, il se laissa aller au challenge de remettre l'arme en état. M'hadji y arriva et en fut largement récompensé. Un autre agriculteur, mis au courant par le premier, ramena son fusil de chasse à réparer, ne doutant pas des compétences d'armurier de M'hadji. Il aura tort parce qu'au bout de quelques tirs, son arme lui explosa à la figure, le tuant au bout d'atroces souffrances. Au village, tous ceux qui vantaient auparavant les mérites de Djeha se mirent à le flétrir. On lui reprochait d'avoir sur la conscience la mort d'un homme. Les fielleux propos arrivèrent aux oreilles des gendarmes qui enquêtaient. Le « Allez voir Djeha » ! avait pris une autre consonance. Est-ce vraiment sa claustrophobie qui l'amena à se donner la mort ? Les enquêteurs qui libérèrent son corps de l'arbre où il avait été retrouvé pendu, ne purent rien mentionner de probant sur la cause de son trépas.