Une inévitable subjectivité annihile toute chance de parvenir à une «science» de l'histoire. L'affirmation d'un Fustel de Coulanges, selon laquelle l'histoire est une «science pure», n'engage que l'érudit médiéviste qu'il fût. La mémoire de l'humanité est constituée de réalités tangibles, de faits contestables, d'épisodes avérés, d'affabulations, de vérités, de mystifications et de légendes. Sujette à l'instrumentalisation, c'est finalement l'historien lui-même qui détermine son objectif et lui crée un «sens». Les différences entre les historiens dans leurs versions d'un même événement accentuent le problème. Entre l'Histoire de la Seconde Guerre mondiale, prodiguée par les historiens occidentaux, et celle de la Grande Guerre Patriotique, exposée par leurs homologues soviétiques, il y a d'inconciliables relations. La révolution française, l'un des faits les plus marquants de l'ère moderne et tant vénérée, est désormais remise en cause grâce au travail d'un groupe d'érudits français qui ont publié un «livre noir» sur les méfaits de ses révolutionnaires. La bataille de Siffin est différemment présentée selon que l'on soit chroniqueur sunnite ou chiite. Où est la science dans cette différence ? On ne sait comment des événements récents, comme ceux de Timisoara en Roumanie (1989) ou de New York (2001), seront servis aux générations futures par les historiens de bords opposés. L'Histoire vouée, souvent, à des objectifs qui masquent des intérêts ou de sombres desseins, peut être au service d'une idée, d'une religion ou d'une idéologie. En définitive, comme le dessein de la guerre chez Clausewitz, dans son célèbre axiome, l'histoire est aussi une «continuation de la politique par d'autres moyens». Au surplus, nationalismes, idéologies, intérêts… sont autant de facteurs qui ajoutent du surcroît de l'altérabilité à la discipline. A côté de l'Histoire des historiens, il y a l'Histoire des philosophes. Ortega Y Gasset, le philosophe espagnol, a établi une ligne de démarcation entre les deux. La mission de l'historien est seulement de dire comment les choses se sont effectivement passées, de rapporter les événements, les faits et critiquer les documents. Le philosophe de l'histoire, selon Maurice Lagueux, se contente de réfléchir sur l'histoire. Abordée de façon linéaire, l'Histoire s'offre à l'étude comme un enchaînement des faits et de successions d'événements et des épisodes. D'autre part, riche en enseignements, elle reste une médiation, un effort de compréhension, un exercice d'interprétation et source de leçons qui sert à scruter l'avenir et à réfléchir au devenir. Ibn Khaldoun l'a montré dans ses immortels «Prolégomènes» et la philosophie allemande aux XVIII et XIXes siècles s'y était ardemment attelée. La hantise du devenir «Rien n'émeut l'homme autant que son destin», disait Nicolas Berdiaev, dans une célèbre conférence sur «le destin de la culture», datant de 1926. Le philosophe russe ajoute avec un ton pathétique que «le problème le plus poignant est le sort qui nous attend. L'aiguille de l'horloge qui indique la marche de l'histoire mondiale signale l'approche de l'heure fatale, l'heure des crépuscules qui tombent. C'est l'heure des feux à allumer quand la nuit s'approche.»(1) Au niveau de la pensée humaine, le débat sur le destin des nations et de leurs cultures n'est pas nouveau. L'exhortation à méditer le passé pour comprendre le processus de l'histoire est récurrente dans le Coran : «Dieu, c'est Lui qui vous a créés faibles ; puis après la faiblesse, il vous donne la force ; puis après la force, il vous réduit à la faiblesse et à la vieillesse.» (Coran : les Roums. V. 54). Méditer le sort des nations passées ou perdues se place au cœur du message coranique. Dans la perspective humaine, il s'agit de réfléchir aux lois immuables qui fixent le sort de l'Homme. L'œuvre d'Ibn Khaldoun ne s'est guère départie de ces lois. Conscient de la catastrophe vers laquelle se dirige inéluctablement le monde musulman au XVe siècle, témoin et, parfois, acteur d'Etats qui se font et se défont au Maghreb, dans une succession de saccades et de bouleversements qui les ont violemment secoués, le plus célèbre des penseurs arabes s'est retiré des méandres de la politique pour tenter de répondre à la grande question de l'ascension et du déclin des Etats. De ses critiques acerbes à l'endroit des Arabes se dégage l'angoisse qui l'a habitée. Les Arabes sont des hommes de civilisation, dans des conditions qu'il a évoquées, sinon ils sont aux antipodes de celle-ci. Ses réflexions ont permis de dégager la loi de trois phases de la vie d'un Etat, allant de la bédouinité et la spontanéité vers la citadinité et l'organisation de la vie dans la cité. On trouvera cette théorie cyclique de l'Histoire des siècles après chez les philosophes européens à commencer par l'Italien Giambattista Vico, aux XVIIe et XVIIIe siècles (Corsi et Ricorci) puis plus affirmée et méthodique chez les Hegel, Marx, Comte et sera magistralement consacrée par Oswald Spengler, dans son retentissant Le déclin de l'Occident. Un aspect métaphasique donne une autre dimension à cette approche. L'Histoire se répète, dit-on. Des événements qui se recomposent reviennent à travers les temps. La théorie de «l'éternel retour» développée par Nietzsche et Mircea Eliade, chacun selon une perception propre, trouve quelques affirmations par des analogies ou des rapprochements. En 1258, le terrible Hulagu, petit-fils du cruel Gengis khan, envahit Baghdad, détruisant, fait marquant de sa furie, sa légendaire bibliothèque. Les eaux du Tigre ont été noircies par l'encre des quantités de livres qui y furent jetées. En avril 2003, le célèbre musée archéologique national de Baghdad fut envahi par des hordes encouragées par les soldats américains. Des dizaines de milliers d'objets antiques, des joyaux remontant à l'aube de la civilisation mésopotamienne, datant de milliers d'années, ont été volés ou détruits. Est-ce un hasard que les deux agresseurs se sont attaqués aux symboles de la culture de ce pays ? L'ouvrage de Spengler a soulevé sarcasme et scepticisme. L'auteur y condamne fatalement la civilisation occidentale au «déclin», car elle a réalisé «la somme entière de ses possibilités, sous la forme de peuples, de langues, de doctrines religieuses, d'arts, de sciences, et qu'elle retourne ainsi à l'état psychique primaire». Spengler propose, néanmoins, des moyens pour retarder la disparition de la culture occidentale qu'il ne prévoit que dans un futur lointain. Toynbee, l'historien anglais, n'a pas perdu de vue, non plus, l'angoissant problème du devenir de la civilisation occidentale. «La vaste enquête entreprise par Toynbee à travers l'histoire est destinée à répondre à une question actuelle: l'angoissant problème de l'avenir de notre civilisation».(2) Un «défi» auquel il faut dégager une «réponse» adéquate. Ces dernières années, l'avenir de la puissance américaine et son leadership dans le monde a nourri le débat, relancé par le professeur Paul Kennedy dans son ouvrage richement documenté (Naissance et déclin des grandes puissances) publié en 1986. Les «Déclinistes», tenants de la thèse de l'inexorable régression américaine, et leurs adversaires, partisans de la continuité de la suprématie américaine dans le monde, se sont affrontés à coups d'arguments. Mais le spectre du déclin des Etats-Unis est toujours là. Les hommes naissent et disparaissent. Les civilisations aussi. L'angoisse de demain taraude l'homme. L'inconnu, l'aléatoire et la mort le guettent. Une fin à tout et pour tous que le général de Gaulle, qui hésitait entre la suprématie de la civilisation chrétienne et les valeurs humaines de l'Islam, que les Occidentaux ont perdu, résuma ainsi d'une façon lapidaire : «Pour les êtres comme pour les civilisations, seule la mort gagne.» Civiliser les uns et humaniser les autres L'idée de l'achèvement de l'histoire, développée ces dernières décennies, semble plus affirmée chez des intellectuels engagés ou acquis à une cause. Inaugurée par Hegel, imprégné des idées maçonniques en pleine expansion à l'époque, comme les «droits de l'homme», la «liberté», l'«égalité», la «laïcité»… que la Révolution française a édictés. Hegel interpréta la victoire de Napoléon sur la Prusse lors de la bataille d'Iéna (1806) comme une «fin de l'histoire» et l'avènement de l'Etat universel et homogène. La fin de la guerre froide et de la menace communiste recadra le débat. Des intellectuels américains (Bernard Louis, Samuel Huntington, Francis Fukuyama) et par le Russe Alexander Kojève. La fin du bloc soviétique a fourni une chance de mondialiser le modèle américain. Un modèle consubstantiel à la conquête et à la tentative d'uniformisation du monde et des valeurs humaines qu'on veut dissoudre dans un seul moule au nom de nouveaux mots magiques : mondialisation, gouvernance, en plus de démocratie et libéralisme. Spengler, on l'a vu, ne perçoit pas l'Histoire sous la même optique que la multitude des adeptes de la dialectique hégélienne, depuis Marx, le communiste matérialiste, jusqu'à Kojève et Fukayama, les libéraux. Pour Hegel, l'Histoire a un aboutissement ; une «perfection du progrès humain». Pour Marx, la fin de l'histoire est la fin de «la lutte des classes». Une société communiste sans classes ni domination ou exploitation, avait-il prédit. Kojève, interprète de Hegel, même abusivement, selon certains spécialistes, avait jugé la «fin de l'histoire» déjà réalisée, aux Etats-Unis, avec l'abolition des classes et la possibilité pour tous d'accéder à la propriété. La Chine et l'URSS ont suivi l'exemple, selon lui. L'American way of life est l'état post-historique de l'homme. Le livre de Fukuyama, paru en 1992, est tout aussi contextuel. Il s'inscrit dans une démarche intellectuelle qui vient en appui à une entreprise de domination et de visées impériales. En phase avec les besoins de la lutte idéologique et de la suprématie américaine dans le monde. Nous sommes, une nouvelle fois, face à une vision impériale du puissant, du triomphant du jour. L'unipolarité et l'unilatéralisme ont été vite démentis par l'émergence de puissances non occidentale, émergentes et concurrentes, (Chine, Inde, retour de la Russie) et tout l'échafaudage théorique construit à coups d'interprétations de l'Histoire et de reformulations des forces en présence dans le monde. D'un point de vue moral, ce n'est pas un Julius Evola qui dira le contraire. Le cauchemar s'affirme avec les agressions extérieures, mauvais signe présageant la décadence. Kojeve avait revu son concept après la visite au Japon en 1959, décrit comme une société post-civilisation et Fukuyama a remis en cause sa thèse pour une foule de raisons. Le Coran instaure entre les sociétés humaines une égalité de traitement : «Nous alternons revers et succès entre les gens.» (Coran : la Famille Imran. V. 145). Cette alternance touche les êtres humains : «Le dénouement heureux suit la difficulté étouffante.» (Coran: l'Ouverture (la quiétude) V. 5-6). L'Algérien Bennabi avait déjà saisi le mouvement de l'histoire à un moment où la globalisation pointait à l'horizon et le mondialisme (terme qu'il a dégagé au début des années 1950) était porteur de la culture d'empire (qu'il oppose à la culture de civilisation). Il écrivait en 1954 : «La solution n'est-elle pas dans l'évolution actuelle qui imprime à la civilisation un caractère international, intercontinental, un caractère mondialiste qui imposera à l'Européen ‘'Ie monde des autres'' où il retrouvera nécessairement la notion de l'homme ?»(3). Il dira qu'il ne s'agit pas «d'une domination du monde par les musulmans, mais d'une conscience pour participer au drame de ce monde», mais d'une participation à résoudre une équation : humaniser l'Occident et civiliser le monde musulman. Face au déclin de la civilisation des musulmans, se dresse la fin de l'humanisme occidental depuis l'entreprise de la colonisation. La Seconde Guerre mondiale a signé définitivement cette fin. Nicolas Berdiaef, pour revenir à lui, écrivait, au lendemain de ce conflit, que «le monde est entré dans l'époque antihumaine caractérisée par des processus de déshumanisation».(4) Défendant Paul Kennedy, face aux partisans du «rêve américain» dans sa dimension hégémonique, le penseur japonais, Wataru Hiromatsu, anticipe pour demander aux puissances qui vont succéder aux Etats-Unis de ne pas emprunter la même voie. Ecoutons-le : «La modernité, la vraie, doit être le propre fruit du patrimoine, de la culture et de la civilisation de chaque région. La greffer ou l'agrafer de l'extérieur avec violence, coups d'Etat, massacres et embargos, voilà le ‘‘cauchemar américain'' que nous vivons tous aujourd'hui. Nous voulons tous être modernes, ouverts et prospères, mais nous voulons le faire avec dignité et avec nos propres moyens et génie. Désormais, c'est à la Chine et aux autres prochaines puissances de méditer là-dessus.» En définitive, la civilisation doit être dans «les cœurs de hommes» (Georges Duhamel) et non dans le bistouri des chirurgiens ni, à plus forte raison, dans les armes des soldats. (*) Ecrivain Notes de renvoi : 1 – Publiée en 1926 dans Le Roseau d'or. (Extrait de la Revue des ressources). 2 – Robert Derathé, «Les deux conceptions de l'histoire chez Arnold J. Toynbee». Revue française de science politique, 5e année, n°1, 1955. pp. 119-128. 3 -La République Algérienne, du 26 mars 1954. 4 – Dominique Hoize, Bulletin de la bibliothèque diocésaine de Reims 22 avril 2011.