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Jean-Luc Einaudi : Cinquante ans après, la souffrance est toujours là, très vive, sous-jacente
Publié dans El Watan le 14 - 10 - 2011

– Après cinquante ans, ces «mensonges d'Etat» autour du 17 Octobre 1961 sont-ils révolus ?
Non. Depuis la mise en œuvre du mensonge d'Etat en 1961, dont Maurice Papon a été le principal instigateur et porte-parole, il n'y a pas eu de remise en cause officielle qui engage l'Etat français. Il y a eu, malgré tout, deux moments : en 1999, quand Maurice Papon m'a intenté un procès pour diffamation. Finalement, le représentant du parquet de Paris a été amené à reconnaître qu'il était légitime de parler de massacre. C'était la première fois qu'une autorité représentant l'Etat reconnaissait ce qui, jusque-là, était nié. Puis il y a eu une déclaration du Premier ministre Lionel Jospin, faisant état de «dizaines de victimes algériennes» le 17 octobre 1961… ensuite, il n'y a plus eu aucune autre initiative.
– Pour autant, Papon n'a jamais été condamné pour son rôle ce jour-là ?
Bien sûr que non, jamais ! Finalement, le procès qu'il m'a fait a permis, et c'est ce que je souhaitais, que la vérité avance. Cela a débouché sur un début de reconnaissance de la réalité d'un massacre. Dès le mois de mars 1962 et donc des Accords d'Evian et du cessez-le-feu, il y a eu un décret d'amnistie portant sur l'ensemble des crimes et délits commis en relation avec les opérations de maintien de l'ordre. C'est au titre de cette amnistie, confirmée ensuite, que toutes les plaintes et informations judicaires se sont closes sur des non-lieux. La justice française, à ses différents niveaux, a rejeté dans les années 1990 toutes les plaintes déposées par des victimes et des familles de victimes, considérant qu'elles n'étaient pas recevables…
– Qu'est-ce qui vous a amené à vous pencher sur ces événements ?
En octobre 1961, j'étais un enfant de 10 ans en banlieue parisienne, à Alfortville. J'ai su longtemps après que des hommes avaient été jetés du haut du pont suspendu d'Alfortville. J'ai découvert le 17 octobre 1961 dans mes engagements politiques autour de la période de 1968. Le temps a passé, et dans les années 1970, un fort racisme régnait et des attentats avaient lieu contre des Algériens, occasionnant de nombreux morts, à Paris, Marseille, et ailleurs. Tout ça était lié aux suites de la guerre d'Algérie et à la haine qui persistait dans certains milieux, notamment ceux liés à l'OAS, à l'égard des Algériens. On ne parlait pas de la guerre d'Algérie, alors même que les principaux acteurs de la guerre menée par l'Etat français continuaient d'être au pouvoir : le général Bigeard fut ministre sous Giscard. Maurice Papon ministre jusqu'en 1981. Roger Frey, ministre de l'Intérieur en 1961, a eu cette formule sur le 17 Octobre : «Je n'ai pas le début du commencement de l'ombre d'une preuve.» On pourrait multiplier les exemples. Quant à la gauche, l'homme devenu leur porte-parole était François Mitterrand qui, fin 1954 et début 1955, fut ministre de l'Intérieur. Il a la responsabilité historique d'avoir orienté immédiatement la réaction de l'Etat français dans le sens de la répression collective. Devenu ministre de la Justice en 1956, il a été, à ce titre, l'un des concepteurs des pouvoirs spéciaux. En tant que garde des Sceaux, il a aussi envoyé à la guillotine les premiers militants algériens condamnés à mort en juin 1956, Ahmed Zabana et Abdelkader Ferradj, puis par la suite de nombreux autres combattants condamnés à mort par des tribunaux militaires, parmi lesquels Fernand Yveton, ce communiste qui avait rallié le FLN, à qui j'ai consacré mon premier livre, en 1986. Au début des années 1980, je suis devenu ami avec Georges Mattéi, un des principaux animateurs du FLN en France. Il avait momentanément gardé chez lui des archives sur le 17 Octobre 1961 de l'ex-Fédération de France. Cela a été le point de départ de mon travail. Il ne s'agissait pas d'illustrer une thèse préexistante, mais de faire œuvre d'établissement des faits, quels qu'ils soient. S'il s'était avéré que la version Papon était finalement crédible, je me serais incliné.
– Beaucoup d'Algériens portent encore les séquelles de la répression du 17 Octobre…
Oui, j'en ai rencontré beaucoup. Mais les Algériens, surtout de cette génération, ne cherchent pas à revendiquer ce qu'ils ont subi ou à le mettre en avant. Or, au-delà des souffrances physiques, il y a la souffrance psychologique, restée intacte. Souvent, ces vieux messieurs finissent leur récit en larmes. Cette souffrance est toujours là, cinquante ans après, très vive, sous-jacente. Je regrette qu'il n'y ait pas eu de travail important de recueil de témoignages en Algérie. Moi, j'ai la barrière de la langue, je ne parle ni arabe ni kabyle. Ce sont les derniers moments pour le faire, ces gens vont disparaître. Il n'y a pas que les militants, encore moins les cadres, interdits de manifester pour préserver l'organisation, mais tous ces simples ouvriers qui étaient là et qui ont vécu des choses terribles.
– Que pesait l'immigration algérienne en France à cette époque ?
Sur l'ensemble du territoire français, ça tournait autour de 300 000 personnes, dont environ 130 000 à Paris et sa banlieue – très souvent venus de Kabylie et aussi d'autres régions, notamment du sud de l'Algérie. C'était une immigration majoritairement masculine, ouvrière, composée surtout de jeunes célibataires venus travailler en France pour faire vivre leurs familles, la plupart restées en Algérie. C'était pour la majorité des hommes de la montagne, qui ne savaient pas nager. La pratique de la noyade a donc eu lieu en toute connaissance de cause de la part des policiers.
– La version officielle française a présenté les morts du 17 Octobre comme les victimes de la lutte entre le FLN et le MNA…
En 1961, le MNA n'existait quasiment plus à Paris. La thèse de règlements de comptes entre les deux factions ne tient pas. Le MNA a d'ailleurs pris position contre la répression du 17 Octobre et avait appelé à manifester en mars 1956, au moment du vote des pouvoirs spéciaux à l'Assemblée nationale. La répression a été dure, mais n'a pas eu l'ampleur de celle de 1961. Ce sont les deux seules manifestations des Algériens en métropole durant ces années. Par contre, ce conflit meurtrier entre le FLN et le MNA se poursuivait en 1961 dans le nord et l'est de la France, où les victimes étaient nombreuses.
– Le rôle de la Fédération de France du FLN dans le 17 Octobre 1961 et la lutte pour l'indépendance sont-ils reconnus ?
Dans le conflit qui s'est noué entre le GPRA et l'état-major de l'armée des frontières, la Fédération de France du FLN était du côté du GPRA. Lorsque ce conflit a éclaté et pris un tour violent à l'indépendance, disons que face à l'alliance de Ben Bella et Boumediène qui a pris le pouvoir, la Fédération de France s'est trouvée dans le camp des vaincus. A partir de là, elle n'a plus eu le droit de cité durant des années dans l'histoire officielle algérienne. Les choses ont malgré tout bougé, notamment lorsque Ali Haroun, qui fut membre de cette Fédération, est devenu ministre puis a fait partie du HCE. C'est d'ailleurs en 1991 que le 17 Octobre a été officiellement commémoré, même si la Journée nationale de l'émigration algérienne en France a été instaurée en Algérie en 1968. Mais pour moi, les commémorations officielles ne sont pas les plus importantes, trop circonstancielles. C'est la connaissance et la reconnaissance des événements au sein de la société civile qui importent.
– Rendre hommage aux victimes du 17 Octobre 1961 c'est donc rendre hommage à l'émigration algérienne…
La renaissance du nationalisme algérien s'est faite au sein de l'immigration algérienne avec l'Etoile nord-africaine fondée par Messali Hadj. C'est cette immigration algérienne qui a permis de financer le GPRA durant toutes ces années. La Fédération de France du FLN avait pour rôle d'assurer ce financement. Il faut un vrai travail de fonds pour que le regard algérien, porté depuis longtemps sur son émigration, évolue. Cela a toujours été difficile à aborder en Algérie, où il peut y avoir un certain mépris sinon une méfiance vis-à-vis de cette immigration.


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