La visite surprise d'un des plus grands architectes français, Jean Nouvel, recruté en tant qu'«architecte en chef» pour diriger les opérations du projet de «revitalisation» de La Casbah, suscite de lourdes interrogations, non seulement sur le contenu de l'accord qui lie l'architecte à la wilaya d'Alger, mais aussi sur les missions qui lui ont été confiées et les enjeux qu'elles cachent. Les craintes sont légitimes en raison de l'opacité qui entoure cette convention tripartite entre la wilaya d'Alger, le conseil régional d'Ile-de-France et Jean Nouvel. Alors que la polémique s'accentue autour du choix de l'architecte français Jean Nouvel pour diriger le projet de «revitalisation» de La Casbah, Abdelkader Zoukh, wali d'Alger, brise le silence en apportant des précisions. Dans une déclaration à El Watan, il affirme : «La mission de l'architecte consiste à donner des conseils et des solutions dont la mise en œuvre relève des prérogatives de la wilaya, qui est la seule habilitée à les accepter ou à les refuser. Toutes ses prestations sont à la charge du conseil régional d'Ile-de-France.» Si l'on comprend bien, Jean Nouvel a été recruté comme conseiller du wali, dans le cadre d'une convention tripartite, (Jean Nouvel-conseil général d'Ile-de- France-wilaya d'Alger), mais c'est son sponsor, le conseil d'Ile-de-France, qui assure ses honoraires. Une opération qui suscite des interrogations, surtout qu'il s'agit d'un architecte de renommée mondiale, dont les déplacements et les prestations sont chèrement payés. L'opposition au choix de Jean Nouvel ne repose pas uniquement sur le volet financier, mais a trait au profil de l'architecte, spécialisé dans l'architecture moderne et non pas dans la restauration du patrimoine, et surtout au mutisme qui entoure cette convention dont les contours restent confidentiels. «Les compétences de Jean Nouvel sont incontestables et les références de son bureau d'études indiscutables. Mais nous ne savons pas ce qu'il va faire ou du moins ce qu'on lui demande de faire et surtout quelle technique il va utiliser», se demande Mohamed Sahraoui, doyen des architectes algériens. «La wilaya, dit-il, aurait pu éviter la polémique si elle avait recouru aux compétences algériennes.» «Nous avons des bureaux d'études qui ont les capacités techniques et matérielles de prendre en charge ce genre de projet. Il suffit de leur faire confiance. Or, nous constatons que la méfiance et le mépris à l'égard des expertises algériennes pèsent lourdement. C'est à nos responsables d'aller vers les architectes algériens et non pas l'inverse. Je suppose que c'est ma wilaya qui est partie vers Jean Nouvel et non le contraire. Pourquoi alors ne pas faire la même chose avec nos bureaux d'études ? Un projet comme celui de la baie d'Alger est un exercice extraordinaire pour nos architectes. Beaucoup doivent rêver d'une telle occasion…», note Mohamed Sahraoui. Ce dernier regrette «l'absence de concertation» avec les architectes algériens pour un projet aussi important. «Il s'agit de la future vision de la baie d'Alger qui demande une visibilité architecturale avec une partie moderne de cet ensemble qui appelle à de l'imagination futuriste. Les possibilités sont nombreuses, il suffit juste de faire confiance aux bureaux d'études algériens, dont une bonne dizaine sont très performants et peuvent rivaliser avec les bureaux d'études étrangers. Moi-même j'avais pris part au concours pour l'aménagement du quartier d'El Hamma, à Alger, au début des années 1980, et j'ai été classé 4e après les Canadiens, les Anglais et les Polonais. Malheureusement, aujourd'hui, nous sommes dans le mépris», conclut l'architecte. Des appréhensions qui ne sont pas près d'être levées, même avec la réaction du wali d'Alger. Dans sa déclaration à El Watan, il précise que la convention entre le conseil régional d'Ile-de-France, Jean Nouvel et la wilaya, portera «uniquement sur la revitalisation de La Casbah d'Alger permettant à l'ancienne médina de retrouver son originalité et sa grandeur», sans pour autant expliquer de quelle manière l'architecte Jean Nouvel va mener son travail de restauration. Il s'est limité à indiquer que le rôle de Jean Nouvel «est de fournir des idées et des conseils en matière de revitalisation de La Casbah, classée en 1992, par l'Unesco, patrimoine mondial». Et d'ajouter qu'en tant que «conseiller de la wilaya, il lui sera confié l'harmonisation des travaux d'aménagement de la baie d'Alger qui s'étale de la Grande Mosquée à la Basse Casbah, un projet qui s'inscrit dans le cadre du plan stratégique de développement et de modernisation de la capitale, horizon 2035, qui comporte plusieurs projets structurants». «On ne peut repenser la baie d'Alger sans toucher à la Casbah» La réponse du wali à ceux qui contestent le choix de Jean Nouvel ne lève pas toutes les appréhensions. Jean Nouvel a été, pour bon nombre d'architectes, «parachuté à la dernière minute». Dans quel but ? On n'en sait rien. Tous nos interlocuteurs affirment que cette grosse pointure en matière d'architecture ne se déplace pas en Algérie pour rien. «En fait, depuis 2008, la wilaya n'a pas cessé d'entreprendre des démarches à la recherche d'un bureau d'études de renommée internationale pour l'aider à réaliser le grand projet de réaménagement de la baie d'Alger. L'idée était de trouver une signature à l'ensemble du projet», précise un architecte qui suit de près le dossier. Il y a eu une première expérience avec le bureau d'études portugais Parc-Expo, avec le Cneru (Centre national d'études et de recherches appliquées en urbanisme), pour revisiter le Pdau (Plan de développement et d'urbanisme) d'Alger, en parallèle avec le projet de la baie d'Alger, mais elle n'a pas abouti. Une autre initiative a été engagée avec le bureau d'études français Art et Charpentier, de renommée internationale, qui a été bloquée par l'Unesco, du fait qu'une grande partie du projet concerne l'espace protégé par l'institution spécialisée de l'ONU. D'autres expériences avec les Italiens, les Turcs et même les Français n'ont pas abouti. «En fait, nous ne savons pas dans quelles circonstances Jean Nouvel a été choisi et ramené à Alger. Si la wilaya avait besoin d'experts en matière de revitalisation, elle les aurait trouvés en s'adressant juste à l'Unesco, dont les responsables, lors du colloque international d'Alger consacré à La Casbah, il y a quelques mois, avaient exprimé leur disponibilité à aider l'Algérie pour la restauration de ce quartier historique.» Il faut dire que la visite à Alger de cet architecte, avec la présidente du conseil régional d'Ile-de-France, le 16 décembre dernier, était une surprise, tout autant que son programme. Habituellement, lorsqu'une personnalité d'une telle pointure vient à Alger, la visite à La Casbah commence à partir de la Citadelle, pour se terminer à la place des Martyrs. Or, ce jour-là, la délégation, à sa tête Jean Nouvel, a commencé par la station muséale du métro de la place des Martyrs et a pris beaucoup de temps avant de remonter, rapidement, vers La Casbah, sans passer par la mosquée Ketchaoua ou faire des haltes dans les maisons historiques. Arrivée à la Citadelle, une brève explication a été donnée sans visiter les lieux. Visiblement, l'intérêt était porté beaucoup plus sur les projets structurants de la baie d'Alger que sur La Casbah. «Nous ignorons à ce jour le contenu du contrat qui lie la wilaya à Jean Nouvel. Peut-être que dans l'immédiat, il est là en tant que conseiller, mais à moyen terme, il a dû obtenir des promesses pour des opérations importantes. Dans quel intérêt le conseil régional d'Ile-de-France va-t-il prendre en charge les prestations de l'un des architectes les plus chers ? Quelle est la contrepartie d'un tel accord ? Quelles sont les clauses réelles de ce dernier ? Autant de questions qui restent en suspens et auxquelles nous n'avons pas de réponses pour l'instant en raison de cette opacité qui entoure cette convention», déclarent nos interlocuteurs sous le couvert de l'anonymat. Visiblement, la polémique autour du choix de Jean Nouvel aurait pu être évitée, si la concertation avec les experts algériens avait primé sur les décisions unilatérales entourées de suspicion. Ceux qui contestent à Jean Nouvel la capacité de «revitaliser» le quartier de La Casbah n'ont pas tort. L'architecte n'a pas le profil de restaurateur. Il est peut-être un bon architecte pour conceptualiser une baie d'Alger moderne et futuriste, mais pourra-t-il le faire sans toucher au cœur même de l'ensemble, qui est La Casbah, depuis la Citadelle, jusqu'aux voûtes ? La question reste posée. Elle inquiète aussi bien les experts que ceux qui défendent cette médina unique au monde et de surcroît protégée par l'Unesco, en tant que patrimoine mondial. Malheureusement, la réponse du wali d'Alger n'a pas levé la suspicion. Mieux encore. Elle ne risque pas de mettre un terme à la polémique qui a dépassé les frontières algériennes.