Il marchait, l'air absent. Il descendait la rue Abane Ramdane ou, comme on dit, les Arcades, se dirigeant vers les allées Ben Boulaïd. Peut-être allait-il à la place de la Brèche. Non, il bifurqua vers les ruelles de la Souika. Comme d'habitude, ce jour-là, elles fourmillaient de gens. Bigarrure et senteurs d'épices à profusion. C'était un jour de Ramadhan, il était 16 heures, et il restait un peu plus de deux heures avant la rupture du jeûne. La frénésie d'achat emportait les jeûneurs dans un tourbillon de dépenses effrénées. Et il la vit : c'était elle, son amour qu'il cherchait depuis bientôt quelques lustres. Il avait bien connu des femmes, mais toutes n'étaient pas son « type de femme », comme il lui arrivait d'utiliser ce mot. Elle aussi devait penser la même chose, puisque, comme lui, en le voyant, elle s'était arrêtée au milieu de la foule, comme statufiée. Son type n'était pas le parfait canon, comme on dit, non, mais juste une petite frimousse, des cheveux châtain foncé, en queue de cheval, un petit nez grec, et des yeux marron clair, profonds de douceur. Elle était belle, d'autant plus qu'elle n'était pas maquillée, comme le prescrit l'observation du jeûne. Peut-être jamais n'abusait-elle de fard. Cet attrape-nigaud éblouit bien des gens. « N'achète pas de jument au printemps, et ne choisis pas ta future dans une fête », ce dicton lui vint à l'esprit, et lui fit esquisser, échapper un sourire. Absorbé par ces pensées, il ne vit pas qu'elle lui sourit. Combien de temps se tenaient-ils ainsi, debout, l'un en face de l'autre, comme s'ils étaient paralysés ? Ce fut, pour lui, une éternité, un instant éternel. C'était une seconde, une minute ou une heure, il ne saurait le dire, même maintenant. Quand ils revinrent à eux pour ainsi dire, il remarqua que les passants les regardaient avec attention, l'air intrigué. Il vit que la jeune fille rougissait, lui même sentait une bouffée de chaleur parcourir son visage et ses oreilles. Enfin, presque en même temps, ils reprirent la route tout en se regardant. Un moment, lorsqu'ils arrivèrent au même niveau, côte à côte, la jeune fille baissa les yeux. Se disant que c'était là l'occasion de sa vie, à ne pas rater, il prit son courage à deux mains et risqua ceci : « Bonsoir ». Elle releva sa tête, et allait faire la moue, quand, contre toute attente, devant sûrement penser comme lui, que c'était là une chance à ne pas laisser passer bêtement, elle répondit : « Bonsoir ». Subrepticement, il glissa sa main droite, et effleura la sienne, il sentit qu'elle allait la retirer, mais elle se laissa prendre la main. « Tu me suis, ou je te suis ? » Elle le regarda, l'espace d'un instant, l'air de quelqu'un qui n'a pas bien compris ce qu'on lui propose. « Tu viens avec moi, ou je viens avec toi ? » dit-il d'une voix basse, presque dans un chuchotement. Elle le tira vers elle, et il lui emboîta le pas, allant dans sa direction. Ils prirent une venelle moins fréquentée. A peine s'ils pouvaient se tenir côte à côte ; par moments, il devait la suivre, tant la ruelle était étroite. Ils passèrent par celles où s'ouvraient naguère des maisons closes, qui étaient à présent hermétiquement closes, c'est-à-dire, des maisons désertes, déglinguées et ouvertes à tous les vents. Ils continuèrent ainsi à emprunter ces boyaux, par endroits couverts, et sombres, qui se ressemblent. Bien que connaissant ce dédale de ruelles, il se sentait cependant perdu sans elle. Aussi ne faisait-il que la suivre. Bientôt, elle ralentit le pas, puis s'arrêta devant une porte badigeonnée en vert. Elle se retourna, lui disant : « Voici où j'habite… Je ne pourrai jamais retrouver cette maison. Je ne reconnais pas ce lieu, cette ruelle… » A ce moment, la porte s'entrebâilla et une tête de vieille femme, enserrée dans mille et un foulards, surgit, les yeux grands ouverts. « Que fais-tu avec ce monsieur ? Tu n'as pas honte ! En ce jour de Ramadhan, tu frayes avec les hommes et avec celui-ci, en plus ! Je te tuerai, espèce de putain… Rentre, fille de chien, rentre… » Le jeune homme recula d'un pas, puis s'en fut, happé par le coin de la ruelle, tandis que les cris de la vieille femme se faisaient entendre encore plus fort, comme s'ils le pourchassaient. « Il ne faut pas parler à ce monsieur ! - Pourquoi, mère... ? Il ne faut pas, il ne faut pas, c'est sacrilège !… C'est sacrilège de parler à un étranger ! Surtout au mois de Ramadhan ! C'est sacrilège même de le regarder !... C'est sacrilège de fréquenter ce type, surtout celui-là !!! Mais pourquoi, mère… ? Lui, qui écoutait, l'air offusqué, n'en revenait pas. « Surtout celui-là », ces deux mots le surprirent au plus haut point, le laissant étrangement pensif, méditatif. Cette femme le connaissait-elle ? Qu'est-ce qu'il avait de particulier ? C'était un « type » bien, lui, et réglo, non ! Il irait de ce pas s'enquérir de cette femme auprès de sa mère. Peut-être cette dernière la connaissait-elle ? Mais comment et de qui lui parlerait-il ? Il reviendrait une autre fois, pour rencontrer cette fille, qui devrait l'éclaircir un peu. Aussi faudrait-il repérer cette ruelle et cette maison pour pouvoir y revenir sans difficulté.